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Numéro 1 12/2016 Numéros

Quarante ans après, les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils toujours insolubles ?

Alasdair MacIntyre pense que seuls des changements organisationnels et culturels seraient à même de créer des conditions possibles de décision éthique dans le monde des affaires. Dès lors, comme nous le verrons, son cadre de pensée ne peut nous fournir une voie pour penser l’éthique des affaires et nous plonge dans des dilemmes et contradictions inextricables.

Gérald Portocallis
Première publication le 20 décembre 2016, article de recherche


Résumé

Il y a près de 40 ans, en 1977, Alasdair MacIntyre publiait un article qui allait fixer le cadre épistémologique d’une nouvelle discipline qui commençait alors à s’autonomiser : l’éthique des affaires. Dans cet article au titre volontairement provocateur, “pourquoi les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils insolubles ?”, MacIntyre exposait 5 dilemmes profonds. Nous pensons qu’au cœur de ces dilemmes reposent d’une part des dichotomies qui créent et animent le piège et, d’autre part, une vision erronée du cadre épistémologique censé garantir à l’éthique des affaires sa légitimité.
À travers une pensée des valeurs fondée sur le modèle de l’enquête proposé par Dewey et à partir d’une considération éthique conçue comme manière de voir (non-relativiste), nous aimerions repenser les conditions de possibilité de l’éthique des affaires, à la fois plus simplement mais de façon beaucoup plus réalistes. Une place importante est accordée à l’individu, considéré dans son unicité et dans son expérience globale, afin de lui accorder une compétence éthique qu’il s’agit de développer à partir d’un arrière-plan de pratiques communes.
Mots-clés : Ethique, Entreprise, Affaires, Philosophie, Individu, Valeurs

Abstract

Through a reflection on values founded on Dewey’s inquiry model, and through a non-relativist ethic as a way of seeing things, we will rethink the conditions of possibility for a true business ethic. We will try to get on with it in both a more simple and more realistic way. An important place is granted to the individual, since he is considered in its unicity and its global experience, in order to grant him with an ethical competence, one that must be developed.
Keywords : Ethic, company, business, philosophy, individual, values


INTRODUCTION

Il y a près de 40 ans, en 1977, Alasdair MacIntyre publiait un article qui allait fixer le cadre épistémologique d’une nouvelle discipline qui commençait alors à s’autonomiser : l’éthique des affaires. Force est de constater que son article fait encore date tant il était, pour l’époque, clairvoyant sur les enjeux que posait ce nouveau cadre de recherche mais aussi sur les deux grandes prétentions que l’éthique des affaires se donnait : d’une part, définir un cadre à la fois normatif et empirique permettant d’assigner une finalité à l’entreprise en dehors de la seule recherche du profit et d’autre part, évaluer de quelle manière l’agent moral a encore une place dans une économie de marché.
Dans cet article au titre volontairement provocateur, “Pourquoi les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils insolubles ?” 1. Nous nous référons aux pages de la traduction française de G. Kervoas, “Pourquoi les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils insolubles ?” , dans Éthique des affaires, marché, règle et responsabilité, textes réunis par A. Anquetil, Paris, Vrin, 2011, p. 31-46. Les citations sont donc notées (MacIntyre 2011) et non (MacIntyre 1977) , MacIntyre exposait 5 dilemmes profonds et majeurs, qui, quarante ans après, demeurent encore très actuels.

  1. Deux conceptions différentes de la justice, l’une fondée sur des idéaux de distribution en fonction des besoins et l’autre en fonction du mérite.  
  2. Une conception de la justice distributive contradictoire en regard d’une certaine conception de la liberté individuelle.
  3. Une justice distributive contraire aux mécanismes de fixation des prix fondés uniquement sur la demande.
  4. L’accumulation du capital en regard de ses effets négatifs : inégalités et injustices.
  5. La justice et l’égalité prônées par l’État qui s’opposent à la liberté et à l’indépendance du marché d’où l’impossibilité pou l’Etat de corriger le marché.

Mais ce qu’il y a de très intéressant dans cet article, ce sont les conditions, soulignées par MacIntyre, qui conduisent justement à ces dilemmes et qui rendraient, selon lui, toute tentative de résolution des problèmes éthiques 2. Dans le contexte de cet article, les termes « éthique » et « morale » seront considérés comme équivalents, suivant ainsi les débats récents en philosophie morale. D’une part, rien dans l’étymologie ne nous oblige à opérer une distinction entre éthique et morale car les deux termes, signifiant « mœurs », renvoient au même domaine de réflexion. D’autre part, comme le rappelle Alexandre Jaunait, dans « Ethique, morale et déontologie », la distinction entre éthique et morale « n’est probablement pas une nécessité épistémologique fondamentale dont dépendrait une révolution scientifique à venir. En outre, donner son opinion sur cette distinction n’engage pas à grand chose étant donné qu’il n’existe guère de point de vue surplombant permettant d’infirmer et de corriger telle ou telle définition » (p.107). Nous voyons donc que la prétendue distinction, popularisée par Paul Ricoeur, comporte peu d’intérêt épistémologique mais peut à l’inverse servir d’effets d’annonce voire de détournements de sens en ramenant la morale au moralisme ou au légalisme et l’éthique à une sagesse pratique postmorale voire amorale.
en entreprise vaine. Cependant, nous pensons qu’au cœur de ces dilemmes reposent en réalité des dichotomies qui créent et animent le piège. Ces dichotomies ne sont pas toutes théoriques et reposent en partie sur une appréhension limitée des capacités de l’individu. Bien que très lucide sur les modèles d’organisation de l’époque et leur possible devenir, Alasdair MacIntyre pense que seuls des changements organisationnels et culturels seraient à même de créer des conditions possibles de décision éthique dans le monde des affaires. Dès lors, comme nous le verrons, son cadre de pensée ne peut nous fournir une voie pour penser l’éthique des affaires et nous plonge dans des dilemmes et contradictions inextricables.

Néanmoins, les recherches à la fois philosophiques, sociologiques et psychologiques portant à la fois sur les modèles organisationnels de l’entreprise et sur l’agent moral mais aussi les développements majeurs en développement personnel nous laissent entrevoir la possibilité d’échapper à ces pièges.

Cadre épistémologique de MacIntyre

De prime abord, il convient de rendre compte du cadre épistémologique défini par MacIntyre et dans lequel les dilemmes émergent. A cet égard, l’auteur fait preuve d’une lucidité remarquable sur les conditions réelles dans lesquelles doit s’inscrire l’éthique des affaires. D’un côté,  il rappelle les structures sociales et culturelles contraignantes dans lesquelles l’individu évolue. De l’autre, il constate que la morale de  l’individu est par nature fragmentaire et contradictoire car héritée d’un passé pluriel. Ainsi, MacIntyre n’hésite pas à convoquer Marx, en rappelant que l’individu ne peut être tenu “responsable des rapports et des conditions dont il demeure socialement le produit” (MacIntyre 2011 p. 32), et le pluralisme des valeurs héritées et contradictoires qui plongent l’individu dans une situation paradoxale. Pire, ces valeurs contradictoires rendraient ses jugements et ses comportements forcément arbitraires. “En chacun de nous des considérations très diverses semblent réclamer notre allégeance. L’arbitraire s’immisce alors dans la formation de nos opinions autant que dans les débats publics” (Ibid. p. 34). Ce constat met en place deux dichotomies qu’il est nécessaire d’envisager de manière plus approfondie : un agent moral (1) contraint par les structures organisationnelles et (2) en conflit avec lui-même.

Examen des deux dichotomies : un agent moral contraint et en conflit avec lui-même

La première dichotomie met en place un agent moral contraint par la structure organisationnelle dans laquelle il travaille, et soumis à des requêtes qui sont incohérentes avec son cadre de pensée. “Les cadres d’entreprise […] se trouvent constamment confrontés à des demandes mutuellement incompatibles” (Ibid. p. 40). Dans un autre article beaucoup plus tardif, Alasdair MacIntyre s’est même demandé si certaines formes de structures sociales pouvaient empêcher leurs membres de se concevoir comme des agents moraux.
Cette dichotomie repose sur un état de fait : la forme de vie sociale dans laquelle nous vivons est dotée d’une “imperfection morale radicale”. “Nous devons accepter comme inévitable l’imperfection radicale de toute action sociale. La meilleure attitude qui nous soit offerte par notre culture, notre économie et notre société nous conduira souvent à violer certaines normes de justice, d’égalité ou de liberté. Et les cadres d’entreprise ne sont à cet égard pas mieux lotis ‒ ils sont mêmes souvent moins bien lotis ‒ que quiconque”. (Ibid. p. 40-41)
La deuxième dichotomie est quant à elle intériorisée par l’individu et reflète l’héritage de ses valeurs et les conceptions de certaines normes qu’il a intériorisées. “Nous avons hérité des cultures qui nous ont précédés un certain nombre d’opinions morales fragmentaires qui ne sont pas entièrement cohérentes, chacune étant en outre largement coupée du contexte intellectuel et social qui l’avait vu naître”. (Ibid. p. 34) Et MacIntyre de prendre l’exemple du droit à l’avortement. Les pro-avortement soutiendront qu’ils disposent de leur corps alors que les anti-avortement leur opposeront que toute suppression de vie est un meurtre. A partir du moment où on ne peut pas décider rationnellement quand la vie commence, des conceptions théologiques traditionnelles judéo-chrétiennes peuvent très bien s’opposer à des conceptions modernes héritées des droits de l’homme. MacIntyre conclut alors par cette question : “Comment sommes-nous alors censés faire un choix entre des concepts rivaux ou des ensembles de prémisses rivales ?” (Ibid. p. 33)
Dès lors, l’exposé de ces 2 dichotomies aboutit à la conclusion de l’impossibilité radicale de répondre à un problème moral, quel qu’il soit, pour la simple raison que “nous ne possédons pas de procédure rationnelle commune pour résoudre ces questions. Nous prétendons peser des affirmations contraires, mais notre culture ne nous fournit aucun instrument de mesure.” (Ibid. p. 34) Ainsi, c’est un défaut de rationalité qui nous empêche de mesurer les différentes options ou les différentes conceptions pour élaborer un choix rationnel et cohérent.
L’idée qui est ici intéressante, et sur laquelle nous reviendrons car là est le cœur du problème, est la partie “commune” de la procédure rationnelle. Car à la limite, des individus isolés soumis à un problème moral, pourront toujours élaborer une stratégie rationnelle en réponse à ce problème. Mais ces procédures seront plurielles et nombreuses. Autant de personnes, autant de stratégies différentes pourrait-on dire. Alors que ce qui est recherché ici est une procédure commune pour pouvoir justement décider ensemble de ce qu’il est juste ou bon de faire lorsqu’un conflit de valeurs apparaît entre un individu et ce qu’impose son entreprise par exemple.
Pour répondre à l’analyse de MacIntyre, nous aimerions revenir sur trois points qui sont présupposés par son article et qui animent les dichotomies :

  1. La puissance coercitive de l’entreprise
  2. Le conflit de valeurs intra-personnel
  3. L’ambition d’une procédure rationnelle commune

Nous commencerons par l’analyse du troisième point car c’est de ce manque cruel de procédure rationnelle commune que provient d’une part notre impossibilité de résoudre les problèmes et d’autre part qu’est promue l’imperfection morale radicale du monde des affaires, et plus largement, de toute forme de vie sociale. A ce titre, MacIntyre va au bout de sa pensée lorsqu’il déclare : “Les philosophies morales qui s’étaient promises de fournir une procédure ou un critère de ce genre ‒ et l’utilitarisme en est peut-être l’exemple le plus connu ‒ ont notoirement manqué à leurs promesses.” (Ibid. p. 40) 3. L’utilitarisme se heurte en effet à deux objections fortes. D’une part, évaluer la valeur de nos actions qu’à travers le prisme de leurs conséquences ne permettent pas de rendre compte de la totalité des critères et des raisons qui guident nos actions. D’autre part, l’utilitarisme ne nous permet pas de distinguer l’unicité des individus réduits à leur utilité et noit ces derniers dans une utilité globale idéalisée.

L’ambition d’une procédure rationnelle commune

Au-delà de certaines critiques que nous pourrions adresser à MacIntyre, comme l’impossibilité de trouver une telle procédure à cause de la multiplicité des problèmes éthiques ou de leur renouvellement perpétuel en fonction de l’évolution des mœurs et des sociétés, c’est l’ambition même d’une telle procédure qui paraît étrange voire suspicieuse car elle exclut d’emblée un élément essentiel de toute action : l’expérimentation. En fait, il n’est même pas certain qu’une telle procédure rationnelle commune résoudrait les problèmes éthiques. Examinons donc cette très forte exigence de rationalité.
Comme le rappelle John Dewey, “un homme est intelligent non pas parce qu’il dispose d’une raison qui saisit des vérités premières et indémontrables au sujet de principes fixés, et qui lui permet de passer, en raisonnant de manière déductive, de ces principes aux situations particulières qu’ils gouvernent. Mais en raison de sa capacité à estimer les possibilités d’une situation et à agir conformément à cette situation.” (Dewey 1929 p. 170) 
A prendre à rebours l’argument de MacIntyre, nous avons presque envie de dire : heureusement que nous ne possédons pas de procédure rationnelle commune car cela signifierait que nous pourrions imposer sur chaque problème une solution à partir de principes premiers et indémontrables, comme si nous pouvions résoudre un problème ou conflit éthique à la manière d’une analyse mathématiques.
Mieux, Dewey remet en cause l’ambition même d’une procédure rationnelle unique. Car si nous pouvons en effet évaluer et entrevoir des contradictions, entre ce que nous voulons et ce que l’on nous demande, cela provient non pas d’un manque de rationalité mais d’une vision des possibles. Tout se passe comme si MacIntyre inversait la cause et l’effet. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de procédure rationnelle que nous nous sommes confrontés à des problèmes insolubles. C’est justement parce que nous envisageons des possibilités différentes de résolution que nous entrevoyons des contradictions et que nous n’arrivons pas à dégager de procédure rationnelle unique.  4. Kamenarovic, dans Le conflit, perceptions chinoise et occidentale (2001, Cerf) mentionne justement la nécessité du choix devant les contradictions inhérentes au dilemme et n’envisage pas celles-ci comme insurmontables mais au contraire naturelles.  p. 111 “Si nous ne nous révoltons pas devant la terrible difficulté de ce genre de choix, c’est qu’il nous apparaît comme naturel que le destin de l’homme soit […]  pris dans de telles contradictions.”  
Dans l’Art comme expérience, John Dewey précise que c’est “par un sens des possibilités s’offrant à nous que nous prenons conscience des constrictions qui nous enserrent et des poids qui nous oppressent” (Dewey 2005 p. 396). Dès lors, parce qu’ils amènent plusieurs réponses possibles, ces problèmes insolubles sont des moyens pour nous d’envisager les contradictions du monde des affaires mais aussi les nôtres et le sens des possibilités qui s’offrent à nous. C’est à nous de résoudre ces problèmes en estimant les possibilités qui s’offrent à nous mais aussi de créer ces possibilités. En ce sens, nous définirons l’éthique non pas comme une stratégie rationnelle et principielle de réponse à une situation complexe mais comme une vision des possibles et comme manière de voir. Mais alors, comment faire pour entrevoir de nouvelles possibilités puisque comme l’a souligné MacIntyre, le moi de l’agent moral est fragmenté et ses décisions sont pour la plupart arbitraires ?

Le conflit de valeurs intra-personnel : une vision émotiviste de l’individu

Même si dans d’autres écrits plus substantiels, MacIntyre développera des thèses néo-aristotéliciennes et néo-thomistes permettant de revenir à une conception de l’éthique de la vertu, pour remédier aux contradictions de l’individu moderne, il souscrit 5. Non pas qu’il défende à son compte la thèse émotiviste mais il pense que l’agent moral moderne, dans l’héritage de la pensée des Lumières, peut être compris et appréhendé à partir de la thèse émotiviste au sens où il agit de cette manière. néanmoins à une vision émotiviste de l’agent moral moderne qu’il s’agit pour nous de questionner. Car c’est justement cette vision qui est au cœur de la création des dilemmes. En effet, l’émotivisme prétend que tous les jugements moraux ou tous les jugements de valeur ne sont que des expressions de nos sentiments, de nos émotions, de nos préférences (approbations ou désapprobations) qui prennent souvent la forme d’exclamations : “J’aime”, “J’y crois” ou encore “Cette valeur m’est chère”. Ainsi, ces énoncés n’ont pas de contenu propositionnel au sens où ils ne portent pas sur un objet. Ils sont entièrement subjectifs.
Dès lors, cette absence de contenu propositionnel a deux conséquences. D’une part, tous les jugements moraux sont alors dénués de vérité ; ils ne peuvent être ni vrais ni faux. Ce sont juste l’expression des ressentis des individus. D’autre part, étant donné leur absence de contenu, il est impossible de trouver un accord rationnel entre plusieurs personnes qui émettront des jugements moraux ou des jugements de valeur différents.
Selon MacIntyre, l’émotivisme est omniprésent dans notre culture et nos sociétés modernes. “Des goûts et des couleurs, on ne discute pas” nous dit l’adage bien connu. Cela ne signifie pas qu’il adhère à ce courant. Il souligne juste que l’agent moral a tendance à agir de manière arbitraire ou de manière contradictoire selon les situations, ce qui atteste que cette vision émotiviste a pris corps dans notre culture. “MacIntyre considère que, dans la mesure où elle partage les faiblesses de l’éthique utilitariste, l’éthique des affaires facilite effectivement un rejet émotiviste de la capacité à prendre des positions morales” (Horvath 1995). Doit-on alors souscrire à cette absence de rationalité totale des individus, qui, pris dans leurs contradictions héritées du passé, ne peuvent que réagir et décider de façon arbitraire selon leurs émotions ? Rien n’est moins sûr.

La valuation et l’enquête

En effet, John Dewey a développé dès l’apparition de l’émotivisme une réponse à la fois pragmatiste et non-utilitariste. Selon cet auteur, il y a un grand oublié dans cette théorie : le contexte expérientiel du jugement. Lors d’un jugement dépréciatif par exemple, si on l’analyse correctement, il y a toujours d’un côté une situation existante qui donne lieu à son émission (situation négative) et de l’autre le désir d’une situation différente.
Pour passer d’une situation contrainte à une situation voulue, il faut mener une “enquête” (tel est le terme employé par Dewey pour parler de la procédure où l’on envisage les possibilités) pour trouver des actions adéquates et appropriées à la réalisation de la finalité désirée. “Examiner la situation au regard des conditions qui constituent le manque et le besoin, et qui servent ainsi de moyens positifs pour former une fin ou un résultat atteignable : telle est la méthode permettant la formation de désirs et de fins-en-vue-valides (requis et efficaces), bref celle menant à la valuation.” (Dewey 2011 p. 151) La valuation comporte ainsi deux aspects indissociables et complémentaires : les appréciations immédiates que sont nos comportements affectifs et les appréciations évaluatives, c’est-à-dire les jugements que nous fondons sur ces appréciations immédiates. Dans la formation d’une valeur, la prise en compte du désir et des fins voulues sont également très importantes pour ne pas retomber dans le piège de l’émotivisme. L’énoncé d’une valeur a donc un double contenu : celui du désir (correspondant à l’affect) et de la finalité désirée (correspondant à l’appréciation évaluative).
Nous avons donc vu en quoi le manque de rationalité et de cohérence interne des individus reposaient en fin de compte sur une manière émotiviste d’envisager leurs décisions. Nous venons de voir également qu’une forme d’intelligence dans la formation des valeurs et la résolution des conflits pouvait aussi prendre forme au sein de l’enquête telle qu’elle est envisagée par John Dewey. Encore une fois, pour ce dernier, l’enquête est nécessaire parce qu’il y a conflit. “La charge de la preuve repose, pour ainsi dire, sur l’apparition de conditions qui font obstacle, bloquent, et sont source de conflit et de besoin.” (Ibid. p. 151)

Imperfection morale et puissance coercitive de l’entreprise

Pour terminer, nous voudrions revenir sur la dernière partie de l’article lorsque MacIntyre évoque trois conditions à prendre en compte pour nous confronter à notre imperfection morale. En effet, selon cet auteur, il nous faut accepter l’imperfection radicale de toute action sociale. Or, cette acceptation n’est pas forcément envisagée pour diverses raisons.
L’individu peut soit nier son imperfection morale en l’attribuant aux autres, soit s’en servir comme d’un alibi pour excuser toute action adéquate. C’est alors que MacIntyre énonce trois conditions qui permettraient à l’agent moral de se sortir des pièges idéologiques même s’il pense que ces trois conditions sont irréalisables. Nous examinerons ces trois conditions et nous en profiterons pour revenir sur le dernier point relevé par l’auteur, à savoir la puissance coercitive de l’entreprise.

Première condition : définir un horizon temporel élargi

Afin d’éviter les pièges idéologiques, MacIntyre propose comme première condition la définition d’un horizon temporel de nos actions. En effet, toutes nos actions individuelles et collectives auront un impact dans le futur. Cependant, selon lui, “la seule reconnaissance de cette vérité n’a aucune conséquence pratique” (MacIntyre 2011 p. 41) car d’une part, nos prévisions humaines sont limitées et nous amènent à réaliser uniquement des prédictions à court terme et d’autre part, nous avons trop tendance à nous concentrer sur le présent car dans le contexte de l’entreprise, tous les sujets sont toujours traités dans l’urgence. Même si un “lendemain normal et mythique qui souvent ne vient jamais” (Ibid. p. 43) est espéré par les managers de l’entreprise, le présent est seulement envisagé “comme une conjonction de circonstances exceptionnelles avec lesquelles ils doivent se débrouiller” (Ibid. p. 42).
Dès lors, MacIntyre conclut en soulignant que ce ne sont pas tant les individus qui sont responsables de ce mode de pensée centré uniquement sur le présent mais que cette “incapacité à assumer une responsabilité pour l’avenir […] est plutôt ancrée dans les formes et dans les orientations que prennent la vie des organisations et la vie collective.” (Ibid. p. 43). Nous retrouvons ainsi le troisième présupposé qui est la puissance coercitive de l’entreprise. Deux remarques doivent d’emblée être prises en compte.
Tout d’abord, la limitation humaine à effectuer des prévisions à long terme est en effet une réalité non négligeable. Les conséquences de nos actions peuvent dépasser ce qui était désiré tout comme à l’inverse, les visées peuvent décevoir. Mais cette évocation semble incohérente selon nous avec la mise en relief au début de l’article du défaut de critère commun rationnel pour prendre des décisions. Nous sommes alors face à une alternative.
Première option : il s’agit d’accepter nos limitations et convenir qu’il nous faut nous débrouiller avec 6. Même si nous avons vu avec Dewey que ce sont ces limitations qui donnent le ressort de toute action, ce qui fait de cette limitation un élément positif. . Mais alors dans ce cas, compte tenu de nos limitations, il ne sert à rien d’évoquer ce manque de “procédure d’ordre supérieur” rationnelle permettant d’évaluer nos décisions puisque, de fait, elle ne saurait exister. Nous avons pourtant vu que c’était ce défaut de procédure rationnelle qui était à la source de l’impossibilité de résoudre les conflits éthiques. C’est là que MacIntyre est incohérent dans ses propos ou plutôt qu’il se rend juge et partie. La procédure rationnelle, dont le manque explique notre incapacité à résoudre les dilemmes éthiques, est en fait elle-même impossible parce que nous sommes par principe incapables d’anticiper toutes les conséquences de nos actions. Il ne peut donc prendre pour argument central un manque dont il sait qu’il est strictement irréalisable. Son piège est donc rondement tendu mais alors nous voyons que les dilemmes ne le sont que parce que MacIntyre crée leurs conditions d’apparition.
Sinon, deuxième option, il s’agit plutôt de prendre en compte les possibilités de l’homme de voir plus loin que son propre présent à court terme et alors d’envisager une rationalité ou intelligence plus englobante, ce que Dewey s’efforce de montrer (Voir également sur ce point et insistant sur d’autres auteurs l’article de Linkup Coaching dans ce même numéro).
La deuxième remarque que nous aimerions ici développer a trait à l’enfermement du manager dans le présent. En effet, il est ironique de considérer que l’attention au présent soit vu d’un mauvais œil tant le fait de vivre dans le présent est souvent loué de nos jours. Mais encore une fois, l’analyse de MacIntyre est pertinente car le présent dont il parle est celui d’une urgence toujours répétée.
Les managers, ou tout employé pour élargir le propos, fonctionnent souvent à la tâche ou au petit projet dans des délais restreints, ce qui les empêche de se projeter dans l’avenir. De ce point de vue MacIntyre fait figure de visionnaire et on pourrait se demander comment ne pas souscrire à cette analyse critique du travail à la tâche et dans l’urgence tel qu’il est le plus souvent effectué dans les entreprises de nos jours. Mais alors doit-on faire reposer ce manque de projection dans l’avenir sur l’employé ou sur l’entreprise ? A cet égard, MacIntyre est très explicite parce qu’il souligne que “le remède ne réside pas dans les perceptions ou les résolutions des individus, mais dans les changements à introduire dans la vie de l’entreprise” (Ibid. p. 44).
La position de MacIntyre est encore une fois délicate. Il fait reposer les imperfections morales dans l’entreprise, toujours coercitive, mais il veut que les améliorations passent également par elles. Tout repose donc sur l’entreprise et les changements organisationnels. Seulement, MacIntyre n’évoque pas les changements à produire dans l’entreprise. Selon nous, il n’y a pas que l’entreprise qui doive opérer des changements 7. Si tel était le cas, alors l’avènement des entreprises libérées serait la solution aux différents problèmes de l’organisation du travail. Or, comme il apparaît, la libération des structures hiérarchiques n’implique pas automatiquement la libération de l’homme dans le travail. Travail, liberté, responsabilité et bonheur sont des notions complexes qu’il s’agit de penser de manière conjointe et dialectique. Il ne suffit pas de libérer l’entreprise pour rendre heureux l’individu et il ne suffit pas de responsabiliser l’individu pour libérer l’entreprise. bien que ceux-ci soient nécessaires bien évidemment.
La question de fond est bien plus large et si la question du rapport au temps est complexe, c’est parce que la question du sens et surtout de sa production n’est pas abordée au cœur de l’entreprise. En effet, même si nous faisions l’hypothèse que toutes les conditions matérielles et organisationnelles dans l’entreprise étaient réunies pour satisfaire un cadre moral cohérent, celles-ci seraient-elles suffisantes pour régler tout conflit éthique ? Ce cadre est nécessaire mais pas suffisant.
La question du sens devient alors importante car elle seule peut servir de levier au changement. Le sens doit être abordé et compris dans toutes ses acceptions : sens comme direction, sens comme finalité et sens comme signification. Mais le sens ne doit pas être élaboré seulement par le dirigeant et appliqué aux salariés de telle manière que ceux-ci se conforment à des normes externes. L’unique intériorisation ne prendrait alors la forme que du dévouement ou de l’abnégation. Le sens doit être co-produit dans une recherche évaluative et critique.
Prenons l’exemple des valeurs en réponse à l’émotivisme. Si le dirigeant doit impulser une dynamique et défendre des valeurs, ces dernières doivent être appropriées de façon critique par le salarié qui permet ainsi de singulariser ce sens et de le rendre effectif. “La critique est un jugement qui établit des différences, une appréciation soignée ; et un jugement porte bien son nom de critique quand ce qu’il différencie concerne des biens et des valeurs” (Dewey 1925, p. 398). Dans toute formation de valeur, “le bien de la situation est un résultat ; il est créé et construit. Il n’existe en aucun sens dans une “réalité antérieure” ” (Gouinlock 1972, p. 308) comme le passé idéalisé du dirigeant.
Sans cette co-production du sens fait d’allers-retours critiques et constructifs, on tombe soit dans les travers de l’exemplarité : le dirigeant ou le manager-modèle devient le prototype dangereux d’une norme vivante, prenant ses émotions et ses affects comme valeurs à partager, soit dans les travers du dévouement de l’employé conduisant au burn-out ou à l’absence de sens critique et à l’uniformisation. La co-production de sens permet ainsi de ne pas tomber dans le piège de la conformité à l’entreprise ni dans celui de la critique permanente de l’entreprise qui doit à la fois changer mais dont le changement ne sera jamais assez efficace.
Dès lors, si une dynamique de production de sens est enclenchée, le présent n’est plus vécu comme une course effrénée de tâches à réaliser car il est saisi dans une production de sens et des valeurs de l’entreprise et de l’individu. L’employé peut travailler sur un projet qui fait sens maintenant et dans lequel il produit du sens pour l’avenir. En ce sens, le modèle de la décision, à travers l’ « idée résolution » devançante, proposée par Heidegger nous permet d’envisager un processus réalisé dans le présent mais qui se projette dans l’avenir. Cette projection permet alors de rendre compte de nos activités dans notre présent et d’y donner une signification et une finalité. Mais cela sera seulement possible si l’agent moral opère avant tout un travail sur soi et s’il est en congruence avec ses valeurs et celles de l’entreprise. 8. Encore une fois, l’idée n’est pas que l’employé se conforme de manière servile à l’entreprise ni que l’entreprise érige des normes exemplaires mais dans une co-production de sens réalisé dans le dialogue et selon le modèle de l’enquête fourni par Dewey.

Deuxième condition : Réunifier le moi morcelé

Pour affronter toute imperfection morale, Macintyre souligne comme deuxième condition qu’il faut répondre au morcellement du moi en divers rôles, qui ont chacun un mode de fonctionnement différent. L’auteur distingue alors trois “moi” : le premier moi est l’employé, le deuxième, le parent et consommateur et le troisième le citoyen. Cet individu morcelé est soumis alors à des injonctions paradoxales parce qu’il peut réaliser dans son travail des tâches qu’il peut dénoncer en tant que citoyen ou consommateur.
Là encore, MacIntyre, bien qu’il souligne que ces personnes ne reconnaissent pas que “c’est à elles-mêmes qu’elles sont confrontées et qu’elles doivent attribuer leurs frustrations” (MacIntyre 2011 p. 44), se refuse de voir la résolution du problème au sein de l’individu mais toujours dans les changements de l’entreprise. Or, nous pensons au contraire que si l’entreprise et la société peuvent contribuer bien évidemment au morcellement du moi, c’est à nous de réaliser le travail sur soi nécessaire pour retrouver une unité et une congruence entre nos valeurs et celles de l’entreprise. Le travail sur soi et la connaissance de soi apparaissent ainsi comme un levier puissant pour répondre au morcellement de son moi.
Mais encore une fois, ne nous méprenons pas. Il ne s’agit ni de se conformer aux valeurs de l’entreprise ni de les critiquer de manière seulement abstraite et idéologique. Une bonne compréhension des valeurs de l’entreprise passera forcément par une unification préalable de l’individu 9. Une fois le processus de réunification entrepris (car il serait présomptueux de croire que l’unification peut être acquise ou réalisée une fois pour toutes) l’employé peut aller alors jusqu’au bout de sa démarche et prendre la décision de quitter son emploi si le dialogue n’est pas envisageable dans son entreprise pour retrouver du sens. Pour une discussion de la peur du chômage et de la décision des individus, nous pouvons nous reporter à notre article “Corps, bonheur et travail” dans ce présent essai. . Ainsi, adopter des manières de voir différentes et des confrontations critiques envers ce qui nous est demandé et notre manière de recevoir la demande permet d’appréhender les problèmes sous un jour nouveau. Nous reviendrons dans notre conclusion sur cet aspect central de résolution des problèmes. Entrevoyons désormais la troisième condition énoncée par MacIntyre : la publicité de l’entreprise.

Troisième condition : la publicité

En effet, pour éviter que “ce que les individus font et apportent à l’entreprise deviennent invisible à leurs propres yeux et aux yeux des autres membres de l’organisation” , il faut rendre “le fonctionnement de l’entreprise également visible à l’extérieur, en lui conférant un caractère public” (Ibid. p. 44-45). De ce côté, MacIntyre a tout à fait raison et nous ne reviendrons pas sur cette nécessité. Néanmoins, ce caractère public ne doit pas être seulement de l’apparence mais doit être porté et supporté par les valeurs de l’entreprise et par leur traduction dans les modèles organisationnels.
A cet égard, les entreprises libérées ou l’ambition de transparence des entreprises apportent un réel effort de publicité même s’il s’agit toujours d’être vigilant sur le décalage possible qu’il peut exister entre ce qu’elles nous montrent et ce qu’elles font réellement. Le développement d’un bien ne pourra être pensé que sous l’angle de la publicité : “La capacité à supporter la publicité et la communication est le test par lequel on décide si un bien supposé est authentique ou sans fondement” (Dewey 1959 p. 205). Car c’est cette publicité qui permettra à la société de se saisir et d’évaluer les valeurs de l’entreprise.
C’est pourquoi, nous aimerions revenir sur les deux conclusions, en forme de dilemme comme à son habitude, de l’article de MacIntyre pour approfondir la notion de publicité. D’un côté, il réitère son propos fondamental en déclarant que “ces trois conditions préalables requièrent des changements dans les formes organisationnelles et culturelles » et non pas au sein des représentations de l’individu et de l’autre, il remarque que l’Etat sera impuissant à développer ces nouvelles formes : “il est clair que ce ne sont pas des domaines dans lesquels la législation puisse être pertinente” (MacIntyre 2011 p. 45) et que même “l’adoption de codes éthiques […] est largement hors de propos” .
Nous nous retrouvons encore dans une impasse parce que la transformation désirée ne peut être assurée ni par l’État ni par l’entreprise (coincée dans le court terme et dont les codes éthiques ne sont que de beaux prétextes moraux sans effectivité) et parce que l’individu est d’emblée désengagé de toute action. Mais nous avons pu voir comment en sortir tout au long de l’article. Nous aimerions ainsi ouvrir le propos en revenant sur la dimension de la publicité de l’entreprise. Car une fois encore, MacIntyre voit bien l’enjeu du sujet.
La publicité des valeurs et des normes ne doit pas tomber dans le piège de l’édiction de lois dans la défense d’une morale sans contenu. “Le goût pour l’exhortation morale est souvent l’un des plus dangereux ennemis de la moralité” (Ibid. p. 46). Nous ne manquons pas de morale ni de valeurs actuellement. Ce qui nous manque cruellement c’est une pensée de celles-ci cohérentes, sans présupposés et rendues publiques. Car la publicité bien comprise permet la diffusion des valeurs au sein de la société ainsi que son analyse critique.
En effet, la publicité assure l’universalisation des valeurs. En rendant accessibles ces valeurs, elle permet aux citoyens de les connaître et de pouvoir les partager. “Une chose n’est pleinement connue que quand elle est publiée, partagée et socialement accessible. […] La connaissance enfermée dans une conscience privée est un mythe, et la connaissance des phénomènes sociaux dépend tout particulièrement de sa dissémination, car ce n’est qu’en étant distribuée qu’une telle connaissance peut être obtenue ou mise à l’épreuve” (Dewey 2010 p. 275). La publicité assure ainsi la mise à disposition pour tous des valeurs sur lesquelles ils peuvent réagir et participer à la formation de valeurs commune. Pour répondre à Alasdair MacIntyre, ce n’est pas d’une procédure rationnelle commune que nous manquons mais d’un processus de formation de valeurs cohérent 10. La cohérence ne doit pas être ici considérée sous l’angle d’une norme de la connaissance comme le modèle de la vérité-cohérence par exemple mais comme une façon de voir qui essaie de penser sans faux dilemme et sans fausse contradiction les situations complexes auxquelles l’agent moral doit faire face. La complexité n’est pas toujours paradoxale.  , dialogique et intelligent.

CONCLUSION : l’éthique comme manière de voir

Comme il est apparu tout au long de cet article, Alasdair MacIntyre a perçu de manière visionnaire toutes les attentes et les problèmes du champ de l’éthique des affaires, dès la naissance de cette discipline avec une clairvoyance inégalée pour l’époque. Les dilemmes et les dichotomies qu’il envisage sont encore d’actualité. Néanmoins, comme nous avons essayé de le démontrer, si l’action morale dans le domaine de l’entreprise est problématique, elle n’est pas pour autant tiraillée ni piégée dans des dilemmes insolubles.
C’est bien souvent notre manière d’envisager les problèmes qui nous conduisent dans des dilemmes et, plus largement, notre manière de voir. 11. Penser l’éthique comme manière de voir ne conduit pas du tout au relativisme des valeurs comme cela pourrait le laisser penser à première vue. La manière de voir est plutôt pensée comme une compétence et une sensibilité à développer comme si une même situation pouvait être vue de deux manières différentes : l’une sous l’angle éthique, l’autre sans angle éthique. Cela rapproche l’éthique de la notion du “voir-comme” , développée également par Wittgenstein à partir des illusions d’optique comme le canard-lapin, lorsqu’à partir de la même image, nous pouvons voir celle-ci soit comme un canard soit comme un lapin. L’important réside dans le fait que l’image ne change pas alors que notre manière de voir celle-ci conditionne sa perception. Il en va de même pour la sensibilité éthique pensons-nous. . C’est pourquoi nous avons analysé et critiqué à chaque fois les notions en jeu et avons essayé de trouver une voie de sortie. Nous aimerions ainsi finir en évoquant une définition de l’éthique comme manière de voir ou comme “compétence éthique” , à savoir  “la capacité à saisir le sens de l’action et de la situation, la perception de ce qui est important” (Laugier 2008).
Celle-ci nous est suggérée par des lectures inspirées de la philosophie de Wittgenstein. Cela peut paraître à première vue étonnant car Wittgenstein n’a jamais voulu parler d’éthique pour deux raisons. D’une part, la méthode philosophique consiste uniquement en une clarification logique des propositions. Elle ne peut donc rien prescrire mais seulement décrire. L’idée même d’une philosophie morale semble alors dépourvue de sens. D’autre part, l’éthique est strictement impensable au sens où “il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions éthiques ne peuvent rien exprimer de Supérieur” .(Wittgenstein 1993 p. 110) Selon Wittgenstein, les propositions éthiques n’ont pas de sens, non pas parce qu’elles ne sont pas correctes grammaticalement mais “parce que leur essence même [est] de ne pas avoir de sens” (Wittgenstein 1992 p. 154). Il peut ainsi apparaître bizarre de convoquer un tel auteur à la fin de cet article.
Néanmoins ces thèses ne contredisent en rien notre propos pour trois raisons. D’une part, la pensée de Wittgenstein a quelque peu évolué au sens où il ne conçoit plus dans sa deuxième philosophie une séparation entre un mode des faits et un monde des valeurs. Or, c’est cette séparation qui conditionnait et légitimait l’inexistence de propositions éthiques. “Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur […] S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier” (Wittgenstein 1993 p. 155). D’autre part, son rejet de l’éthique n’était pas total. Au contraire, c’est justement parce qu’il tenait ce domaine en profonde estime qu’il lui refusait de sombrer dans les méandres de thèses philosophiques métaphysiques ou prescriptives.
L’éthique est selon Wittgenstein la trace du désir de l’homme “d’affronter les bornes du langage […] Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision” (Wittgenstein 1992 p. 155). Le but d’ailleurs du Tractatus logico-philosophicus est avant tout éthique et non logique. La visée de ce livre était justement de nous faire voir le monde d’un autre œil pour se sortir des pièges de la métaphysique. Enfin, sa méthodologie philosophique de clarification des problèmes, souvent issus de fausses distinctions, nous éclaire et étaye notre propos sur la possibilité de sortir des dilemmes évoqués par MacIntyre. Ainsi, le travail modeste que nous avons entrepris dans cet article correspond justement à cette volonté de se sortir des pièges de la pensée dès qu’elle affronte le champ de l’éthique.
C’est pourquoi nous nous sommes efforcés d’adopter une vision synoptique du problème à la manière de Wittgenstein, à savoir envisager toutes les composantes individuelles, entrepreneuriales, sociétales et culturelles et de ne pas se limiter qu’aux changements dans l’entreprise par exemple. Cette vision synoptique nous permet d’entrevoir de nouvelles possibilités et surtout de voir ce qui était devant nos yeux et que l’on ne voyait pas faute d’une structure qui ordonne et unifie certains faits relatifs à notre langage ordinaire. Cette vision s’accompagne enfin d’une constatation que nous agissons toujours sur la base d’un fonds commun de pratiques.
Le sens de nos actions dépend certes de l’usage et du contexte dans lequel elles apparaissent mais aussi et surtout de l’arrière-plan de nos pratiques. “ “Beau” est lié à un jeu particulier. De même en éthique: la signification du mot “bon” est liée avec l’acte même qu’il modifie. Nous ne pouvons établir la signification du mot “beauté” qu’en considérant comment nous en faisons usage” (Wittgenstein 1979 p. 35). Cet arrière-plan ou forme de vie n’est pas une explication causale de nos actions mais permet de décrire ces dernières et de les contextualiser : en un mot de leur donner du sens. C’est pourquoi, pour terminer, nous pouvons dire que lorsque des conflits se posent, nous ne manquons pas de critères rationnels mais plutôt d’attention et de sensibilité éthique. Aussi, avons-nous insisté sur le rôle de l’expérience et de la formation des valeurs avec John Dewey plutôt que sur le rôle de normes communes.


Références

Dewey J. (1925), Experience and nature, Chicago, The Open Court.
Dewey J. (1929), The quest for Certainty, New York, Milton, Balch & Company.
Dewey J. (1959 [1920]), Reconstruction in Philosophy, Boston, Beacon Press.
Dewey J. (2005 [1934]), L’Art comme expérience, Pau, Publications de l’Université de Pau-Farrago.
Dewey J. (2010 [1927]), Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais ».
Dewey J. (2011 [1939]), « Theory of valuation », International Encyclopedia of United Science, 4, vol. II, Chicago, The University of Chicago Press, 1939, p. 1-67, traduit par A. Bidet, L. Quéré et G. Truc, dans La formation des valeurs, « Théorie de la valuation » p. 67-171, Editions La Découverte, Paris.
Gouinlock J. (1972), John Dewey’s Philosophy of Value, New York, Humanities Press.
Horvath C.M. (1995), “Excellence v. Effectiveness : MacIntyre’s critique of business”, Business Ethics Quarterly, 5 (3), 1995, p. 499-532.
Jaunait A., (2010) « Ethique, morale et déontologie ». in Hirsch E., Traité d’éthique, Tome 1 : Fondements, principes, repères. Editions Erès, pp.107-120, 2010.
Laugier S. (2008), « La volonté de voir : éthique et perception morale du sens », Protée, vol. 36, n° 2, 2008, p. 89-100.
MacIntyre A., (2011 [1977]) «  Why are the problems of business ethics insoluble ? », Proceeding of the First National Conference on Business Ethics, 1977, p. 99-107. traduction française de G. Kervoas, « Pourquoi les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils insolubles ? », in Ethique des affaires, marché, règle et responsabilité, textes réunis par A. Anquetil, Paris, Vrin, 2011, p. 31-46.
Wittgenstein L. (1979), Cours de Cambridge, 1932-1935, notes de A. Ambrose, Oxford, Oxford University Press.
Wittgenstein L. (1992 [1966]), « Conférence sur l’éthique », dans Leçons et conversations, Paris, Gallimard.
Wittgenstein L. (1993 [1922]), Tractatus Logico-Philosophicus, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1922; trad. fr. de G.-G. Granger, Tractatus Logico-Philosophicus, Paris, Gallimard.


Sommaire

Introduction
1. Cadre épistémologique de MacIntyre
2. Examen des deux dichotomies : un agent moral contraint et en conflit avec lui-même
3. L’ambition d’une procédure rationnelle commune
4. Le conflit de valeurs intra-personnel : une vision émotiviste de l’individu
4.1. La valuation et l’enquête
5. Imperfection morale et puissance coercitive de l’entreprise
5.1. Première condition : définir un horizon temporel élargi
5.2. Deuxième condition : Réunifier le moi morcelé
5.3. Troisième condition : la publicité
Conclusion : l’éthique comme manière de voir


Citer cet article : Portocallis G., « Quarante ans après, les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils toujours insolubles ? », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016