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Numéro 1 12/2016 Numéros

La Géosophie de Gilles Deleuze

Cet article cherchera à rendre compte de l’articulation de certains concepts centraux de la pensée de Deleuze en tant qu’ils peuvent éclairer différentes problématiques rencontrées dans l’accompagnement à l’heure d’internet et de la post modernité.

David Aron
Première publication le 20 décembre 2016, article de recherche


Résumé

Cet article cherchera à rendre compte de l’articulation de certains concepts centraux de la pensée de Deleuze en tant qu’ils peuvent éclairer différentes problématiques rencontrées dans l’accompagnement à l’heure d’internet et de la post modernité. Sortir des logiques binaires, penser différemment le changement et l’intersubjectivité, penser la transversalité sont autant de pistes de recherches que se propose d’ouvrir ce texte. Plutôt que de développer longuement chaque point, il s’agira d’établir les coordonnées d’une carte (ou d’un territoire)  permettant de se repérer dans cette nouvelle façon d’appréhender la complexité de notre « ère planétaire » et de saisir grâce à celle-ci, une base cohérente sur laquelle un accompagnement peut être mené.
Mots-clés : Philosophie, Deleuze, Guattari, Transversalité, Géosophie, Déterritorialisation

Abstract

This article will try to summarise the articulation of a few of Deleuze’s central concepts, as they may enlight different issues we face in support disciplines in a postmodern context. Getting out of binary logics, thinking differently change and intersubjectivity, thinking transversally are all tracks we offer you here to follow. More than to largely develop each specific point, we will try to build a map and establish its coordinates, in order to allow ourselves to orientate in the complexity of this new era.
Keywords : Philosophy, Deleuze, Guattari, Transversality, Geosophy, Deterritorialisation


INTRODUCTION

La philosophie de Gilles Deleuze se présente à la fois comme un discours critique sur la psychose, une théorie de l’histoire universelle aboutissant au capitalisme et une perspective de libération individuelle et collective. Pour cela, économie politique et réalité libidinale ne sont plus dissociées, mais sont intégrées dans une conceptualisation commune. Deleuze affirme en effet que le complexe d’Œdipe comme complexe familial est insuffisant à expliquer la réalité des sociétés territoriales. Il en résulte que les rapports entre groupes d’individus sont coextensifs au champ social et ne peuvent en être séparés, tout comme la conscience individuelle ne peut en être isolée et abstraite. Dès lors, une révolution théorique est nécessaire, qui concerne la psychanalyse et à terme l’anthropologie, où le désir ne doit plus être considéré comme une simple structure subjective, mais doit être rendu présent dans l’infrastructure. Il doit être considéré comme une force de production qui ne cesse de travailler les sociétés et l’histoire.
Pour mener à bien cette tâche, Deleuze se rapproche du psychanalyste Félix Guattari avec qui il coécrit les trois ouvrages sur le capitalisme et la schizophrénie. Ce que désirent les auteurs, c’est brancher directement le désir sur le social et l’histoire et établir qu’il détient une existence et une importance déterminante, indépendamment de son actualisation dans les rapports familiaux. Ceux-ci sont coextensifs au champ social et ne peuvent en être séparés, tout comme la conscience individuelle ne peut en être isolée et abstraite. « Il est au contraire évident, » écrivent-ils, « que l’individu dans la famille, même tout petit, investisse directement un champ social, historique, économique et politique irréductible à toute structure mentale » .
Ce constat amènera les auteurs à élaborer une nouvelle approche politique et « thérapeutique » des individus qu’ils nommeront ”Schyzoanalyse”. Cette dernière consiste dans l’étude de la manière dont le désir investit le champ social et trace différentes « lignes » qui composent le territoire d’un individu.
En effet, pour Deleuze, « individu ou groupe, nous sommes tous faits de lignes » et la « Schyzoanalyse  n’a pas d’autre objet que l’étude de ces lignes dans des groupes ou des individus ». L’analyse des « territorialités » que parcourt le désir, et des « désirs machiniques » qui leur sont attachés – autrement dit l’examen du rapport du désir avec les grandes machines sociales – est l’objet propre de la schyzoanalyse.
Celle-ci mobilise plusieurs concepts qui permettent une nouvelle approche des rapports entre l’individu et son environnement. En tant qu’elle se distingue des conceptions structuralistes comme des approches systémiques traditionnelles, nous avons pensé qu’il était pertinent de présenter ici plusieurs concepts qui permettent d’appréhender les enjeux du monde contemporain dans leur complexité.
Comme le rappelle Manola Antonioni dans la Géophilosophie de Deleuze et Guattari : “Penser en géographe suppose que toute pensée dichotomique est impuissante à saisir la complexité du monde actuel.” Nous sommes en effet submergés par d’innombrables informations qui semblent menacer nos possibilités de compréhension. Or, cette impuissance à saisir le réel dans sa complexité peut entraîner des réactions de repli sur soi, des régressions de la pensée vers des catégories passées qui rassure par leur familiarité, mais ne constituent pas des réponses adéquates aux enjeux posés par l’évolution du monde contemporain.
« La mondialisation entraîne le repli identitaire et communautaire, » poursuit Manola Antonioni, «  la désacralisation du monde provoque un retour vers de nouvelles formes de religiosité, le capitalisme triomphant doit affronter de petites machines de guerre qui l’oblige à revoir continuellement ses stratégies, l’explosion du virtuel suscite de nouvelles formes d’expériences,  le déclin des formes classiques de production artistique appelle d’autres formes de productions esthétiques : une logique transversale ouverte sur la complexité des devenirs semble  de plus en plus nécessaire pour lire ses nouvelles cartes aux frontières mouvantes. » En nous obligeant à sortir des dualismes de la pensée classique, cette Géo-philosophie nous invite à envisager différemment les problématiques posées par notre époque.  
Cet article cherchera donc à rendre compte de l’articulation de plusieurs concepts centraux de la pensée de Deleuze en tant qu’ils peuvent éclairer différentes problématiques rencontrées dans l’accompagnement à l’heure d’internet et de la post modernité. Nous verrons comment s’articule (1) les machines désirantes, (2) l’agencement machinique et la dialogique, (3) la déterritorialisation, (4) la transversalité, (5) le devenir et l’intersubjectivité.
Sortir des logiques binaires, penser différemment le changement et l’intersubjectivité, penser la transversalité sont autant de pistes de recherches que se propose d’ouvrir ce texte. Plutôt que de développer longuement chaque point, il s’agira d’établir les coordonnées d’une carte (ou d’un territoire) permettant de se repérer dans cette nouvelle façon d’appréhender la complexité de notre « ère planétaire » et de saisir grâce à celle-ci, une base cohérente sur laquelle un accompagnement peut être mené.

LES MACHINES DESIRANTES

Le concept de machine désirante ne suppose selon Deleuze aucune notion théorique préalable. Il est présenté comme « une donnée immédiate de l’inconscient ». Une machine désirante, nous dit Gilles Deleuze, « se définit d’abord par un couplage ou un système « coupure-flux » dont les termes, déterminés dans le couplage, sont des « objets partiels » (Deleuze et Guattari 1972 pp. 15-22). Il est la base même d’un accès à la réalité. Cependant, cette invention conceptuelle répond à un problème et s’inscrit dans une tradition dans laquelle on peut le restituer pour mieux comprendre ce à quoi il répond.
La conception freudienne de l’inconscient se rattache à une tradition platonicienne déterminant le désir négativement. L’idéalisme de celle-ci apparaît à Deleuze et Guattari dans le système de rabattements et de réduction du désir sur un système de représentation dite inconsciente. Il en résulterait un idéalisme familial et théâtral.
Autrement dit, en établissant la primauté d’une représentation « tragique » (œdipe) sur la formation du désir inconscient, Freud « abstrairait » celui-ci de ses connexions multiples avec le réel pour le présenter sous les modalités d’une pièce de théâtre ou se rejouerait toujours la même scène.
Or, à la suite de Spinoza et Nietzsche, le désir peut être compris comme une force positive et à la suite de Jasper non pas comme « représentation » mais comme un « processus ».  C’est à cette tradition matérialiste que se rattache Deleuze, pour l’appliquer à sa conception « machinique » de l’inconscient. Ainsi, avec Guattari, ils rejetteront avec force les concepts de fantasme, de castration et de complexe d’œdipe. En libérant le désir de ces déterminations, Deleuze veut lui redonner une puissance « dionysiaque » car pour lui et Guattari le désir ne manque de rien, et donc pas de son objet.
Cependant, comme le désir ne peut pas avoir une situation abstraite, le refus de cette détermination implique qu’ils en trouvent de nouvelles. Dès lors, la conception matérialiste de des auteurs, consistera à introduire le désir dans la production et la production dans le désir.
Dans un texte intitulé bilan–programme pour machine désirante, (Ibid. p. 463) Deleuze et Guattari essaient d’éclaircir certains aspects de leur recours aux machines comme outils théoriques. Ils affirment que la machine est pensée pour s’opposer à tous les structuralismes de l’époque, c’est un concept non discursif, ce pour quoi il est tellement difficile de le faire accéder au discours.
Il ne s’agit pas, dès lors, de confronter l’homme aux machines pour ensuite évaluer les correspondances et les prolongements possibles de l’un aux autres, « mais de montrer comment l’homme fait pièce avec autre chose pour constituer une  machine, » (Ibid. p. 464) l’autre chose pouvant être « un outil, ou même un animal ou d’autres hommes. » (Ibid.) Ainsi, pour penser la machine il faut montrer comment l’homme, le territoire, la société, les animaux et les outils deviennent à un moment donné des composantes d’un fonctionnement machinique fait de multiples agencements.
L’inconscient constitué de machines désirantes apparaît ainsi comme une usine de production d’agencements concrets s’opposant à un théâtre de l’inconscient abstrait où se répéterait toujours la même représentation. Avec cette nouvelle conception du désir, celui-ci ne fait plus qu’un avec son objet comme machine. Plutôt que la famille ou les représentations qui s’y rapportent, cette conception révèle, en effet, que le désir investit un champ social historique de façon immanente. Ainsi, la psychiatrie matérialiste conçue par les auteurs consiste à « introduire la production dans le désir et inversement le désir dans la production. » (Ibid. p. 30)
L’inconscient apparaît dès lors comme l’investissement dans le champ social historique par ce que les auteurs nomment « les machines désirantes ». (Ibid.)
Or, on ne peut concevoir que le désir investit directement le champ social que comme « machine » car c’est en tant qu’il a la même nature que le désir investit directement les machines sociales. Cet investissement du champ social par le désir amène donc Deleuze à inventer le concept d’agencement Machinique. Celui-ci nous amène à envisager les rapports entre l’individu et son environnement comme un constructivisme et nous permet de sortir des logiques exclusives de la tradition Aristotélicienne. Comment « fonctionne » cet agencement machinique dont parle Deleuze ?

AGENCEMENT MACHINIQUE ET DIALOGIQUE

Deleuze élabore avec Guattari, un concept d’agencement machinique, qui a pour effet de déplacer la question de l’invention des techniques aux ensembles à la fois matériels et idéels, psychiques et sociaux, dans lesquels elles sont prises avec leurs usages. Le concept d’agencement de des auteurs permet de sortir de la logique abstraite et exclusive de la monologique. Le sujet, grâce à ce concept, n’est plus un individu isolé, mais fait partie d’un agencement où il interagit avec un milieu et un groupe qui produisent un agencement collectif d’énonciations en évolution permanente.
Il y a « primat d’un agencement machinique des corps sur les outils et les biens, primat d’un agencement collectif d’énonciation sur la langue et les mots. (…) un agencement ne comporte ni infrastructure et superstructure, ni structure profonde et structure superficielle, mais aplatit toutes ses dimensions sur un même plan de consistance où jouent les présuppositions réciproques et les insertions mutuelles » écrit Deleuze dans Mille plateaux. (Deleuze et Guattari 1980 pp 95-139)
Le terme d’agencement ne comporte aucune notion de lien ni de passage entre ses composants. C’est un agencement du champ des possibles et des virtuels autant que d’éléments constitués, sans notion de rapport générique ou d’espèce. Il articule « la machine désirante » à son environnement social, humain, corporel, et aux rapports culturels qui les supportent.
Avec la symbiose entre la machine, l’outil et le champ social et humain et l’apparition de nouvelles machines conceptuelles, linguistiques, diagrammatiques en articulation entre elles, « s’opère un décentrement de l’essence du machinisme de sa partie visible vers sa partie incorporelle ». (Ibid. p. 2) On peut alors sortir de la logique disjonctive et exclusive, pour parvenir à d’autres types de perceptions du réel, portant en eux-mêmes leurs propres systèmes de valorisation. Ils permettent de comprendre l’articulation des différentes strates sociales, biologiques, neurologiques, écologiques qui composent le rapport d’un individu à un environnement complexe et mouvant.
Ainsi, le concept d’agencement machinique nous aide à penser autrement le rapport entre un individu et son milieu. Ce rapport peut être pensé sous la forme d’un agencement complexe de « lignes » qui tracent les contours d’un territoire. Or, les individus ou les groupes ne cessent d’entrer et de sortir de ces territoires.
Comme il n’existait pas de terme pour désigner ces déplacements d’un territoire à l’autre, pourtant observable à plusieurs niveaux de la réalité, Deleuze et Guattari inventèrent le concept de déterritorialisation. Examinons à présent ce en quoi consiste cette dernière.

LA DETERRITORIALISATION

Le terme de « déterritorialisation » a été créé par Deleuze et Guattari dans leur trilogie  « Capitalisme et schizophrénie ». 1. « Anti-Œdipe », « Mille Plateaux » et  « Qu’est-ce que la philosophie ?» Il s’agit d’un concept qui traverse la politique et le social, autant que le monde artistique. Gilles Deleuze nous dit dans l’anti-Œudipe que « Se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité. Plus clairement, c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis. » (Deleuze et Guattari 1972 p. 162) La notion de territoire fait référence à un espace défini par des frontières et peut être administrative, animale, ou identitaire.
Ainsi Deleuze écrit : « Dès son acte de naissance, [l’hominien] déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche ou rêve. » (Deleuze et Guattari 1991 p. 66)
Les concepts de « déterritorialisation » et de « schyzoanalyse, » en établissant une « géophilosophie » ou « écosophie, » nous aident en effet à envisager les trajectoires individuelles selon un modèle spatial et éclairent d’un nouveau jour la compréhension des processus de changements et de transitions. Ainsi, ce concept décrit le mouvement de « déclassification »  des objets, des individus, des animaux, des gestes, des signes, etc. — une déclassification qui les libère de leurs usages conventionnels envers d’autres usages. Il s’agit d’un mouvement créatif, et non pas destructif, où un territoire défini se libère de cette ancienne définition.
« Chez les animaux, » écrivent-ils, « nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature. ». (Ibid. p. 66) Il apparaît dès lors qu’il n’y a pas de déterritorialisation sans reterritorialisation et qu’une territorialité ne désigne pas nécessairement « un lieu » spatial, mais peut tout aussi bien désigner un espace identitaire. Il ne s’agit donc pas uniquement d’espaces ou de territoires localisés par les animaux ou les hommes.
Des formes biologiques comme la forme de la main peuvent également rentrer dans un processus de déterritorialisation, on pense ici aux travaux du préhistorien André Leroi-Gourhan auquel Deleuze fait référence (“une main apparaît comme un pied déterritorialisé” [Deleuze et Guattari 1980 p. 79]) ou aux expérimentations actuelles de la génétique. Comment ne pas penser également aux déplacements de “groupes” sur internet. Tel espace de communication virtuel où s’était regroupé un certain nombre d’individus cédera la place à tel autre selon des mouvements de sortie et de reconstitution d’un nouveau territoire.

LA DETERRITORIALISATION ET LA TRANSVERSALITE

Dès lors, bien que ce terme désigne un « lieu » spatial, une définition très générale de celui-ci nous permet de parler de déterritorialisation en un sens plus large. Défini comme  « processus qui libère un contenu de tout code et le fait filer sur une ligne de fuite » (Zourabichvili 2003 p. 87) ou, « processus de décontextualisation d’un ensemble de relations qui permet leur actualisation dans d’autres contextes, » (Wikipédia entrée « déterritorialisation ») le concept devient applicable dans des domaines aussi variés que la biologie, le traitement informatique (le traitement de l’information à l’époque d’internet), et les « domaines » de connaissance eux-mêmes.
Ainsi, la pensée de l’espace chez Deleuze nous amène à dégager un « espace de la pensée » et des domaines de connaissance. Or ceux-ci sont également sujets à des déterritorialisations à l’occasion desquelles des rencontres entre champs des connaissances différents sont possibles. Comment un nouveau domaine de connaissance peut-il être créé à partir d’autres théories ? Pour comprendre ce processus, il faut ouvrir le concept de déterritorialisation à un autre concept constitutif de celui-ci, le devenir.
La déterritorialisation nous apparaît en effet comme une spatialisation du concept de « devenir ». François Zourabichvili dans son livre « Le vocabulaire de Deleuze » explique que tout devenir forme un « bloc », autrement dit la rencontre ou la relation de deux termes hétérogènes qui se « déterritorialisent » mutuellement. « On n’abandonne pas ce qu’on est pour devenir autre chose (imitation, identification), mais une autre façon de vivre, penser et sentir hante ou s’enveloppe dans la nôtre (…).  La relation mobilise donc quatre termes et non deux, répartis en séries hétérogènes entrelacées : x enveloppants y devient x’, tandis qu’y pris dans ce rapport à x devient y’. » (Zourabichvili 2003 pp. 29-30)
Deleuze quant à lui écrit à propos du devenir : « À mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. » (Deleuze 1977 p. 8) Or, la transversalité n’est-elle pas ce recoupement de plusieurs disciplines formant un nouveau « bloc » ?
La systémique ou la cybernétique se sont constituées à la croisée de différents domaines (Sciences cognitives, sciences sociales, théorie de la communication, mathématique…) sans être réductible pour autant à aucune des disciplines précédemment citées. Elles ont une singularité. En terme Deleuzien, nous pourrions dire que l’intégration des disciplines par le systémique a été rendue possible par leur « déterritorialisation respective. » Si ces disciplines avaient été « closes » et « figées » en système « dogmatique » leur intégration n’aurait pas été possible. Autrement dit, un domaine de connaissance dont les frontières seraient infranchissables ne pourrait circuler et être intégré ailleurs.
Il faut qu’un processus de « devenir » soit possible pour qu’une rencontre ait lieu et constitue un nouveau territoire (en l’occurrence une nouvelle discipline singulière). Ce processus de devenir à l’œuvre dans la déterritorialisation nous amène également à envisager la création d’un espace « intermédiaire » qui éclaire selon nous la nature des rapports intersubjectifs.

« DEVENIR » ET INTERSUBJECTIVITE

Cherchons à partir des concepts développés précédemment à comprendre comment une « coconstruction » devient possible et comment cet espace de l’intersubjectivité se constitue. Nous pensons en effet que c’est une même logique qui préside à la création d’une discipline transversale et à la création d’un espace intersubjectif.
Nous avons vu précédemment que pour Deleuze une relation (quelle qu’elle soit) mobilisait quatre termes et non deux, répartis en séries hétérogènes entrelacées : « x enveloppants y devient x’, tandis qu’y pris dans ce rapport à x devient y’. » (Zourabichvili 2003 pp. 29-30) La relation de deux termes hétérogènes qui se « déterritorialisent » mutuellement produit donc un nouveau rapport. Or, nous dit Deleuze «le devenir implique la notion topologique de milieu : « le devenir n’est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite. » (Deleuze et Guattari 1980 p. 360)
Ainsi, nous devons comprendre que le rapport X’ et Y’ se situe dans un « entre-deux » de x et y. Cet entre-deux ne peut-il être conçu comme le lieu de « l’intersubjectivité » et de la « co-construction » ? Il semble en effet que la logique qui préside à la déterritorialisation puisse nous permettre de mieux saisir ce qui est en jeu dans la création d’un espace intersubjectif. Celle-ci nous permet de comprendre par exemple que dans le cadre d’un rapport collaboratif, la solution endogène soit co-construite dans un espace intersubjectif qui ne soit  réductible, ni à un individu ni à l’autre.
C’est dans l’entre-deux que constitue la relation que le rapport collaboratif forme « un bloc ». Pour approfondir cette problématique de la relation, examinons-la à partir de la relation empathique. Carl Rogers précise que « la compréhension empathique à l’égard du système de référence d’un individu est une compréhension avec la personne et non avec le sujet ». (Rogers 1957 p. 2)
Ressentir l’univers particulier d’un individu comme si c’était le sien propre, mais sans jamais oublier la restriction qu’implique le « comme si ». La problématique posée par la notion d’empathie comme par celle d’un espace intersubjectif semble être celle d’un rapport qui ne supprime pas l’hétérogénéité des deux termes, d’une relation dont on affirme jusqu’au bout à la fois l’effectivité et l’extériorité. Ainsi, il faut penser une relation à l’autre en tant qu’autre. Tel est le problème, qui implique une instance paradoxale.
« La compréhension intime » de la réalité de l’individu ne se fait pas sans restriction au même titre que la réponse endogène aux problèmes du client n’est pas que son fait, mais celui du rapport intersubjectif. 2. Nous utilisons ici indifféremment les termes d’individus et de clients. L’objet de cet article est de saisir comment des concepts généraux et donc applicables à différents domaines peuvent nous éclairer sur des pratiques particulières. Il ne s’agit donc pas tant ici de souligner les spécificités qui distinguent les types de relations (professionnel, particulières…) que de saisir ce qu’il y a de communs entre eux. Or, le concept deleuzien de « devenir » dont la « déterritorialisation » est l’effectuation spatiale, nous permet de penser philosophiquement la possibilité d’une telle relation.
En résumé, la déterritorialisation suppose que ce qui se déterritorialise « devienne » autre chose que ce qu’il était. En d’autres termes, qu’il soit pris dans un nouvel ensemble de relations qui le déterritorialise. Ce concept de relation implique à son tour l’idée d’une rencontre avec « une extériorité » à ce qui composait la relation initiale. Il faut en effet « l’intrusion » d’un « dehors » dans un territoire pour que celui-ci devienne autre chose que ce qu’il était.
Une rencontre est donc constituée de deux expériences distinctes, qui ne peuvent être mises en commun, mais s’impliquent mutuellement. Je suis objectivement en rapport avec l’autre, ayant objectivement capté quelque chose de lui, en l’occurrence « la compréhension intime de son univers particulier, » dans le cas de la relation empathique ; il y a donc un devenir commun, unissant des vécus divergents.
Ce que l’on éprouve dans l’empathie est inséparable du rapport avec autrui, mais ne se confond nullement avec ce qu’il éprouve. Ainsi, la compréhension « empathique » par la distance qu’elle maintient au sein d’une relation, semble être une illustration pertinente de ce que Deleuze nomme une rencontre. Notons pour finir que la distinction « personne/sujet » établie par Rogers fait écho au schéma de la relation dont nous avons rendu compte précédemment. On peut se représenter cette distinction comme le passage de X à X’ lorsque X est en relation avec Y. Ainsi, un sujet X « devient » « une personne » X’ lorsqu’elle est en relation avec Y (qui lui-même devient Y’ dans cette relation).
L’idée de construction identitaire suppose que celle-ci ne soit pas pré-établie une fois pour toutes. C’est là un des points essentiels de la philosophie de Deleuze. Il considère qu’un individu (mais également un groupe, une discipline ou une science…) n’est jamais donné substantiellement, mais produit au terme d’un long processus d’individuation qu’il conçoit toujours comme un acte et une relation, un processus qui reste constamment inachevé et qui n’aboutit jamais à un résultat fixe et définitif.
Les concepts de machines désirantes, d’agencements machiniques, de déterritorialisation, tracent la cartographie de ce processus d’individuation en substituant aux catégories historicisantes et temporelles une vision spatialisante qui renouvelle l’approche actuelle des problématiques rencontrées dans l’accompagnement.


Références

Antonioli M. (2003) Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Ed. L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique, Paris
Deleuze G. (1977) Dialogues, avec Claire Parnet, Ed. Flammarion
Deleuze G. et Guattari F. (1972) L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit
Deleuze G. et Guattari F. (1980) Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit
Deleuze G. et Guattari F. (1991) Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit
Deleuze G. et Guattari F. (1990) Pourparlers 1972 – 1990, Les éditions de Minuit, Paris 
Deleuze G. et Guattari F. (2002) L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Les éditions de Minuit (coll. « paradoxe »), Paris
Rogers C.R. (1957) « The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change. » Journal of Consulting Psychology, Vol 21(2), Apr 1957, 95-103
Sasso R. et Villani A. (dir.) (2003) Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers de Noesis, n°3, Vrin
Sauvanargue A. (2010) Deleuze : L’empirisme transcendantal, PUF, coll. Philosophies d’aujourd’hui, Paris


Citer cet article : Aron D. 2016. « La Géosophie de Gilles Deleuze », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016.