Théophile Laroussinie
Revue de littérature, première parution le 24/09/2019
En plus des nombreuses contributions de grande qualité présentées par les auteurs de ce numéro, le lecteur ou la lectrice trouvera dans ce court article introductif une revue de littérature non exhaustive qui lui permettra d’approfondir le sujet. Nous considérons dans cette rubrique le langage au sens large. Ainsi parlons-nous de communication, de nudge, de symboles et de cadrage interactionel.
Les livres
Binet, L. (2015). La septième fonction du langage. Paris : Grasset
A la différence des autres livres présentés ici, La septième fonction du langage n’est pas un livre académique. C’est un polar et une comédie, une plongée dans le milieu intellectuel français des années 60 et 70, secoué par la mort de Roland Barthes. Vous y suivrez un jeune universitaire et un commissaire de police en apparence réactionnaire à la recherche du manuscrit perdu de la septième fonction du langage, celle qui le rend performatif. Vous y croiserez d’ailleurs John Searle au détour d’une page, sûrement pas sous son meilleur jour. Une lecture légère et érudite à la fois.
Goffman, E. (1974). Les Cadres de l’expérience. Les éditions de minuit, « Le sens commun ».
La notion de cadre provient d’un auteur qui sera familier aux coachs et apprentis coachs parmi les lecteurs : Gregory Bateson. De cet emprunt, voilà ce qu’en disent Jean Nizet et Nathalie Rigaux dans le Repères consacré à Goffman (Nizet, Jean, et Natalie Rigaux. La sociologie de Erving Goffman. La Découverte, 2014) :
« celui-ci, nous explique-t-il, l’utilise dans un article qui « traite de la distinction entre le sérieux et la plaisanterie et nous invite à considérer l’expérience comme quelque chose de très étonnant, puisque toute activité sérieuse peut servir de modèle à différentes versions non sérieuses de cette même activité ; de sorte qu’il sera impossible, dans certaines circonstances, de distinguer la situation réelle de sa version ludique ». Bateson, précise encore Goffman, « avance [également] l’idée que tout individu peut intentionnellement provoquer une confusion de cadrage chez ses partenaires » [CE, p. 15]. » (Nizet & Rigaux : §3)
Le cadrage constitue en fait le contexte vécu de l’expérience, donc par ailleurs de l’interaction. C’est la définition de la situation, qui est partagée ou non par les différents acteurs. Dans une interaction, on peut donc trouver différents cadrages provenant de différents individus. Ces cadrages sont plus ou moins définis, plus ou moins changeants, etc. On peut par exemple considérer un match de football entre amis : certains n’y verront qu’une activité sociale où l’important est d’être ensembles, d’autres y verront une compétition où l’important est de vaincre l’autre. Nous sommes ici en présence de deux cadrages différents qui expliquent les différences comportementales que nous sommes amenés à observer.
Au cours de l’ouvrage, Goffman s’emploie à spécifier cette notion en distinguant différents types de cadrages. Les deux grandes catégories sont les cadres primaires et les cadres transformés. Les cadres primaires se définissent de la manière suivante : « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder un sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification » (p. 30), et il en existe deux types : cadres naturels et cadres sociaux. Les cadres naturels renvoient à l’action de forces naturelles et de lois de la nature, les cadres sociaux renvoient à des intentions et des actions humaines. En d’autres termes : si je joue aux échecs et que l’autre joueur m’a mis échec et mat, je pousse mon roi, il tombe. Le fait que le roi tombe s’explique par l’action de la gravité terrestre (cadre naturel), le fait que l’autre joueur ai déplacé sa pièce de manière à me mettre échec et mat s’explique par sa volonté de gagner la partie.
Les cadres transformés sont ceux qui renvoient à une autre lecture que la lecture primaire, une lecture, en quelque sorte, secondaire. Ainsi en est-il de deux amis qui jouent à se battre (la bagarre ici est au second degré), ou encore d’un acteur de théâtre qui rompt le quatrième mur pour mettre en abîme son jeu.
Jung, C.G. (1990 [1964]). L’homme et ses symboles. Robert Laffont
Cette somme est particulière dans l’oeuvre de Jung puisqu’elle a été publiée à titre posthume et qu’elle n’est pas écrite uniquement par lui. En effet, le livre se décompose en cinq parties, la première étant écrite par Jung lui-même, les quatre autres par quatre auteurs se revendiquant de lui (et lui étant plus ou moins proche professionnellement parlant). C’est bien Jung néanmoins qui pensa le plan de l’ouvrage, qui, malgré ses cinq auteurs différents, garde par ce biais une grande cohérence.
Le thème général du livre est, comme son nom l’indique, l’homme et ses symboles. Pour l’auteur, les symboles sont la forme que prend le contenu de notre inconscient qui, à l’inverse du subconscient de Freud (auquel Jung s’opposa), n’est pas empli de désirs refoulés, mais est à l’inverse structurant pour la vie de l’individu. De fait, une étude de l’homme et de ses symboles est finalement une étude des rapports qu’entretient l’individu avec son inconscient. Ce faisant, il faut donc comprendre que les symboles ne sont pas extrinsèques à l’individu, mais qu’ils forgent et expriment sa propre vision du monde. C’est donc bien la rencontre entre les parts conscientes et inconscientes de son être qui structure le processus d’individuation tel que Jung le conceptualise.
Searle, J. (1998 [1995]). La construction de la réalité sociale. Gallimard « NRF Essais »
John Searle est un philosophe américain né en 1932, d’abord spécialisé dans la philosophie du langage. Il a notamment publié en 1969 un livre intitulé Les actes de langage, dans lequel il étudie la capacité du langage à permettre l’action. On retrouvera cette notion dans La construction de la réalité sociale deux décennies plus tard. L’idée centrale de Searle est que le monde social se caractérise par son usage des symboles, ces derniers pouvant être contenus dans le langage. La construction de la réalité sociale est construit autour de trois grandes thèses :
Premièrement, le monde social fait partie de la nature, il est donc possible d’en rendre compte objectivement ainsi que d’y être objectivement. En d’autres termes, le monde social, bien que constitué par des croyances collectives, engendre des faits objectifs, les faits institutionnels. Les comportements humains sont donc relatifs à un ensemble de règles objectives construites socialement, ce que Searle appelle l’arrière-plan.
Deuxièmement, le monde social, bien que faisant partie de l’univers, est particulier. Les choses n’y sont pas réduites à leur structure physique. Les faits institutionnels se distinguent des faits bruts parce qu’ils présupposent le dépassement de leur réalité physique. Les faits bruts sont donc premiers : relatifs à la réalité physique, les faits institutionnels dérivés : relatifs à la fonction qu’on appose à un fait brut. En d’autres mots, un bout de papier vert marqué d’inscriptions quelconques est un fait brut sur lequel nous avons apposé un fait institutionnel : la monnaie.
Troisièmement, si tout ceci est vrai, c’est parce qu’il existe une réalité extérieure indépendante de nous. L’ontologie qui sous-tend tout énoncé/action est une ontologie sociale qu’il est possible de définir objectivement, qui a une réalité objective, au même titre que la réalité extérieure. Dire que ce bout de papier est un billet de 50$ est aussi vrai que de dire qu’il y a de la neige sur le mont Everest. Il existe cependant une différence entre ces deux énoncés. L’un est vrai seulement dans un contexte social particulier, l’autre l’est universellement. La particularité du monde social tient à trois choses : L’assignation de fonction, L’intentionnalité collective, les règles constitutives. Celles-ci permettent aux choses d’être symbolisées et de ne plus dépendre de leur structure physique, elles permettent par la suite la création d’institutions durables, voulues continuellement, permettant l’action. Le billet de 50$ est donc un fait institutionnel permis par : une assignation de fonction, « ce bout de papier vaut 50$ » ; Une intentionnalité collective, « un ensemble d’individus se représentent ce bout de papier comme valant 50$ » ; ce qui donne lieu à une règle constitutive « dans la société où évolue cet ensemble d’individus, ce bout de papier est compté comme 50$ ». C’est la formule constitutive : X est compté comme Y dans un contexte C. Y valant plus que la simple structure physique de X. Bref, le monde social est permis par la règle constitutive X compte comme Y dans un contexte C, qui pose X. Le fait brut Y. Le fait institutionnel C. Le lieu d’expression d’une intentionnalité collective.
Thaler, R. & C. Sunstein. (2010). Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Vuibert
Ce livre de Thaler et Sunstein leur donne l’occasion de développer le concept de paternalisme libertaire, destiné à répondre au problème de la décision en économie comportementale. Le terme anglais nudge se traduit en français par « coup de pouce », et, en économie comportementale, il décrit ce que l’on pourrait appeler une incitation douce. Les nombreuses recherches citées dans le livre relatent la construction du concept de nudge ainsi que son utilisation, à la fois expérimentale et à destination du grand public. L’une des premières applications a été de réduire la saleté des toilettes publiques. A cet effet, l’aéroport Schipol d’Amterdam a « équipé » ses urinoirs d’un dessin de mouche. Résultats ? 80% d’éclaboussures en moins. Si l’augmentation de la propreté dans les toilettes publiques n’est pas un sujet particulièrement polémique, l’utilisation des nudges, en ce qu’elle relève, en définitive, d’une sorte de manipulation, pose problème. Elle pose d’autant plus problème que leur mise en place dépend d’individus particuliers. Là intervient le concept de paternalisme libertaire. Il décrit un régime d’action normé qui répond à deux principes (p. 5) : « Les gens doivent être libres de faire ce qu’ils veulent et de changer d’avis s’ils en ressentent la nécessité » ; « il est légitime d’influencer le comportement des gens afin de les aider à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé ». Le titre du livre est ainsi expliqué : « Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision ».
Watzlawick, P., J. Helmick Beavin & D. D. Jackson. (1972 [1967]). Une logique de la communication. Éditions du Seuil « Points essais »
Ce livre est une étude des effets que la communication a sur le comportement. Beavin, Jackson et Watzlawick considèrent qu’aucune étude antérieure n’a permis d’établir clairement une systématique de la communication, malgré sa prégnance dans les affaires humaines. Leur but est donc de « conceptualiser les relations formelles entre communication et comportement » (p. 7). Pour ce faire, les auteurs proposent de poser les bases d’un modèle des « effets pragmatiques de le communication humaine » (p. 7) qui permettra d’intégrer plus efficacement la communication humaine à d’autres domaines scientifiques. La première partie du livre (chapitres 1 à 5) a un enjeu de définition. Le chapitre 1 définit un cadre théorique et conceptuel de référence, qui est ensuite illustré et approfondi dans les chapitres suivants. La seconde partie du livre (chapitres 6 et 7) est plus opérationnelle et se penche sur les effets concrets de la communication. Les auteurs s’attacheront notamment à étudier des cas limites, c’est-à-dire des personnes atteintes de troubles du comportement, de manière à montrer les effets sur le comportement du paradoxe. Le chapitre 7, en particulier, parlera des effets thérapeutiques du paradoxe dans un cadre clinique. Ce livre a pour vocation d’entamer une réflexion systématique sur la communication afin d’en établir clairement l’influence sur le comportement, et également de présenter dans un ouvrage les avancées des travaux du Mental Research Institute.