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Numéro 3 06/2017

La reconnaissance d’autrui chez Max Scheler (deuxième partie)

Dans cette deuxième partie, en partant de la reconnaissance sympathique, nous allons analyser les phénomènes de la sympathie selon les quatre modalités développées par Scheler, à savoir la sympathie en tant que partage total du sentiment, la sympathie en tant que compréhension du sentiment, la reproduction affective et la fusion affective. Cette analyse nous montrera les raisons pour lesquelles la sympathie doit être l’évènement primordial dans la reconnaissance d’un autre que moi-même.

Diego Torraca
Première publication le 29 juin 2017, article de recherche


Résumé

Dans cette deuxième partie, en partant de la reconnaissance sympathique, nous allons analyser les phénomènes de la sympathie selon les quatre modalités développées par Scheler, à savoir la sympathie en tant que partage total du sentiment, la sympathie en tant que compréhension du sentiment, la reproduction affective et la fusion affective. Cette analyse nous montrera les raisons pour lesquelles la sympathie doit être l’évènement primordial dans la reconnaissance d’un autre que moi-même.  
Mots-clés : Scheler, Reconnaissance, Sympathie, Autrui, Phénoménologie

Abstract

In the second part of this article, starting from sympathetic recognition, we will analyse phenomena of sympathy according to Scheler’s four modes, to wit sympathy as a total sharing of the sentiment, sympathy as comprehension of the sentiment, affective reproduction, and affective fusion. This analysis will show us reasons for which sympathy must be a primordial event in other’s recognition.
Keywords : Scheler, Recognition, Sympathy, Other, Phenomenology


Introduction

Dans la première partie de cet article, en observant les définitions des modalités établies par Scheler et les lois qui régissent leur rapport, nous sommes arrivés à une définition de la reconnaissance d’autrui à travers la sympathie, celle-ci caractérisée par le fait de partager la joie ou la souffrance d’autrui.
Nous avons affirmé à la fin de cette première partie que la sympathie, dans sa version caractérisée par le partage immédiat d’un même sentiment par des individualités différentes, est par excellence le phénomène essentiel d’une reconnaissance d’autrui. Cependant, dans son exposition des modalités hiérarchisées, Scheler distingue deux formes de sympathie, comme nous l’avons expliqué. La première forme se caractérise par le partage immédiat du sentiment d’un autre individu, c’est-à-dire, non pas le partage en tant que division entre A et B d’un même sentiment, mais le fait d’éprouver en commun le même sentiment. La deuxième forme de sympathie est caractérisée par le fait de « prendre part » au sentiment d’autrui. Comme nous l’avons vu, ce qui distingue ces deux formes de sympathie est la coïncidence ou non de la sympathie et du sentiment. Dans sa première forme, la sympathie est le même fait phénoménal que le sentiment partagé, tandis que, dans sa deuxième forme, la sympathie est clairement distincte du sentiment d’autrui, parce que le fait de le penser, n’implique pas que ce sentiment soit éprouvé en commun par A et B.
Nous affirmons dans ce travail que la reconnaissance d’autrui chez Scheler est fondamentalement le fait du partage immédiat du sentiment d’autrui. En ce sens, notre définition de la reconnaissance se rapproche davantage de la première forme de sympathie schelerienne, que de la deuxième. C’est cette définition positive d’ailleurs qui distingue la reconnaissance de la connaissance d’autrui, celle-ci illustrée par la philosophie de Husserl qui s’appuierait non pas sur le sentiment pour concevoir un autre que moi, mais sur une analogie du type non sentimental. Mais cela ne signifie pas que nous excluons la deuxième forme de la sympathie de la définition positive de la reconnaissance, c’est-à-dire en tant que fonction qui pense le sentiment d’autrui.
Ici encore ce sont les définitions de Scheler lui-même qui vont éclairer notre propos. S’il y a bien une distinction nécessaire entre les deux formes de la sympathie, il faut que nous développions la reconnaissance d’autrui vis-à-vis de cette distinction, mais aussi la reconnaissance vis-à-vis des points en commun de ces deux formes de sympathie. Certes, la reconnaissance est le fait du partage immédiat d’un sentiment d’autrui, mais le fait de penser ce sentiment doit faire partie de la définition positive de la reconnaissance.

La reconnaissance et les deux formes de la sympathie

Tout d’abord, essayons de comprendre pour quelles raisons la reconnaissance d’autrui doit englober les deux formes de la sympathie. Celles-ci sont deux formes de participation aux sentiments d’autrui. C’est-à-dire qu’elles ont pour objet direct le sentiment lui-même. Le reconnaître est le reconnaître du sentiment, donc les deux formes de sympathie font forcément partie de la définition de la reconnaissance, tout simplement parce qu’elles portent directement sur le sentiment.  Autrement dit, c’est le fait de participer au sentiment d’un autre qui établit l’expérience effective de reconnaissance que nous pouvons faire dans les relations intersubjectives.
Dans ces deux formes de sympathie, je reconnais autrui en tant que tel, en tant qu’autre que moi-même justement parce que je peux accéder à ses sentiments sans le moindre détour rationnel. Or, les sentiments sont intrinsèquement attachés au moi d’autrui que je reconnais immédiatement. Scheler nous dit à ce propos:

« Si l’existence d’un moi en général se révèle à nous lorsque nous nous trouvons en présence de certains sentiments, c’est en vertu du lien essentiel et concret qui existe entre le moi et ses sentiments et que nous percevons d’une façon immédiate. » (Scheler 1923, p. 19)

La reconnaissance est le fait même de la réalité d’autrui et non pas une forme d’abstraction coupée du noyau réel de son existence. Le sentiment n’est pas non plus une espèce de moyen d’accéder à cette réalité qui se trouverait quelque part ailleurs. Au contraire, le sentiment, grâce à son lien nécessaire et fondamental avec le moi, nous révèle la réalité même d’autrui dans sa totalité.
Quand Scheler définit les règles qui régissent les rapports entre les modalités (Scheler 1923, p. 138), il affirme, spécifiquement dans le rapport entre la participation affective et la reproduction affective, que la participation est la condition même d’accès à autrui en tant que réalité, c’est-à-dire en tant qu’être existant nécessairement dans le monde.

« C’est la participation affective, sous sa double forme de « pénétration affective réciproque » et de « sympathie » proprement dite, qui, dans chaque cas particulier, est accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi extérieur, voire que le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre moi. » (Scheler 1923, p.141)

Scheler fait bien référence dans ce passage aux deux formes de la sympathie, tout en les attachant à la réalité d’autrui qu’elles nous dévoilent. De façon négative, cela signifie que la non-réalité d’un sujet, c’est-à-dire la conception soit d’un personnage fictif, soit des êtres produits par notre imagination, a comme substrat non pas un rapport immédiat au sentiment d’autrui, mais quelque autre source. Autrement dit, la non-réalité, dans le cadre de l’intersubjectivité schelerienne, appartient à une sphère autre que celle du fait de participer aux sentiments des autres individus. Si je participe à ses sentiments, c’est parce que la réalité d’autrui est un fait. Par exemple, comme nous l’avons vu, la reproduction affective ne porte pas forcément sur la réalité d’un autre individu, mais sur ses états affectifs. Or, ces états peuvent bien être fondés sur une création ou une production autre que l’éclat de réalité produit par le contact immédiat avec les sentiments.
Il s’ensuit que le rapport entre la participation aux sentiments d’autrui et le postulat de sa réalité est réciproquement nécessaire. Accéder à la réalité d’un autre que moi-même c’est accéder à son univers affectif, et à l’inverse, accéder à ses sentiments c’est forcément accéder à sa réalité. Ce rapport nécessaire entre ces deux éléments est d’une importance extrême dans la théorie schelerienne. Cela isole le champ définitionnel de la sympathie (soit dans sa forme de partage immédiat, soit dans sa forme de compréhension affective du sentiment d’autrui) des autres modalités, telles que la reproduction affective et la fusion affective. Nous pouvons affirmer que cette forme de réduction à l’essentialité des rapports intersubjectifs est marquée par une radicalité notable : la sympathie est la seule modalité ou le seul rapport général à autrui qui peut poser sa réalité effective. Ce fait met l’univers affectif au sommet hiérarchique de l’intersubjectivité. Autrement dit, cet univers affectif est la base fondamentale d’une expérience d’autrui qui soit valable, c’est-à-dire enracinée dans la réalité.
La conséquence directe de cette théorie sur notre interprétation de la conception schelerienne en tant que reconnaissance est que celle-ci doit être le fondement primitif d’accès à la réalité intersubjective. Le postulat de base du reconnaitre doit être celui du je reconnais le sentiment d’autrui, donc je le reconnais dans toute sa réalité. En ce sens, le reconnaître est le fait même de la réalité de la participation affective, dans son double statut, à savoir, les deux formes de la sympathie.

La reconnaissance et la distinction entre les deux formes de sympathie

La distinction avancée par Scheler entre ces deux modalités de la sympathie doit nous guider pour comprendre en quel sens la reconnaissance à travers le partage doit être distincte de la reconnaissance à travers la compréhension du sentiment d’autrui.
Nous avons vu que cette distinction tient au fait que, dans le premier cas de la sympathie, celui du partage total d’un même sentiment d’autrui, la sympathie doit être le même fait phénoménologique que le sentiment partagé et, dans le deuxième cas, le fait de penser le sentiment d’autrui, et non pas de le partager, doit entraîner la distinction nécessaire entre la sympathie et le sentiment sur lequel elle porte. D’après cette distinction essentielle, quelles sont les conséquences sur le fait que la reconnaissance d’autrui soit définie en tant sympathie ? De quelle façon la reconnaissance d’autrui doit être distinguée selon la distinction elle-même de la sympathie ? À vrai dire, cette distinction entre les deux formes de la sympathie n’a pas des lourdes conséquences sur la définition générale de la reconnaissance en tant que sympathie. Si la reconnaissance d’autrui chez Scheler est fondamentalement le fait du partage du même sentiment, nous devons admettre que, dans une définition plus générale et tout à fait acceptable, la reconnaissance est le fait de la participation au sentiment d’autrui, y compris donc le fait de penser ce sentiment.
Cependant, afin d’approfondir notre propos, nous devons suivre le chemin proposé par Scheler en ce qui concerne la distinction de la sympathie, et cela consiste à essayer d’établir la reconnaissance vis-à-vis de cette distinction. Pour cela nous allons l’analyser d’après trois éléments qui nous donneront le cadre général de la distinction des formes de sympathie, à savoir, la distance, l’intention et l’intensité. Parallèlement à ces distinctions, la reconnaissance d’autrui selon la sympathie devra être mise en lumière.
À l’exception de l’intention, qui caractérise précisément la distinction de la deuxième forme de sympathie de la première, Scheler n’emploie pas exactement les termes de distance et d’intensité pour décrire la distinction entre ces deux formes de sympathie. Cependant, nous pensons que son texte les sous-entend, si nous observons de façon attentive l’arrière-plan de ses définitions.

La distinction de la sympathie selon la distance

Dans la première forme de sympathie, celle du partage du sentiment, il n’y a plus de distance phénoménologique entre le fait de la sympathie et le sentiment lui-même : mon sentiment est celui d’un autre, son sentiment est le mien. C’est-à-dire que mon sentiment m’appartient au même titre qu’il appartient à un autre, non pas parce qu’il est divisé, mais parce que ce sentiment-là est aussi le sien. En ce sens, ce qui m’appartient ne m’appartient que parce qu’il appartient aussi à autrui.
Cela ne veut pas du tout dire qu’autrui m’appartient. Au contraire, nous avons vu que le fait de sympathiser présuppose nécessairement la distinction phénoménologique entre deux individus. Or, malgré cette distinction phénoménologique nécessaire entre deux moi, le champ de partage ouvert par la reconnaissance dans cette première forme de sympathie permet l’expérience d’un seul et même vécu, tel que dans l’exemple des parents devant le cadavre de leur enfant.
Il s’ensuit que tout ce que deux individus peuvent « ressentir », « éprouver » et « subir » ensemble est fondé sur l’anéantissement de la distance entre le fait de sympathiser et le ressenti lui-même. J’éprouve de façon directe et sans intermédiaire ce ressenti. De ce fait, si ce ressenti est le même que celui d’autrui, par le fait de l’éprouver, j’éprouve au même titre autrui dans son univers affectif. La reconnaissance ici est la reconnaissance immédiate du sentiment lui-même, et par le même geste, cette reconnaissance est la reconnaissance immédiate d’autrui.
Dans ce cas, grâce à la suppression de la distance phénoménale, la reconnaissance ignore le moindre détour vis-à-vis du sentiment. Elle est le centre de convergence primordiale de l’unité inter-sentimentale et interrelationnelle, et pour cette raison, l’éclat immédiat de la reconnaissance d’autrui. Reconnaître dans ce premier cas de la sympathie, c’est dépasser le champ d’un moi individuel vers le saisissement sentimental immédiat et totalisant d’autrui, sans pour autant supprimer la condition du moi individuel.
Or, à l’inverse, la deuxième forme de sympathie relève d’une distinction nécessaire entre le fait de la sympathie et le sentiment lui-même. Scheler illustre ce cas à travers l’exemple de l’ami qui prend part à la souffrance des parents devant le cadavre de leur enfant aimé. Il y a bien une distance phénoménale instaurée ici : l’ami n’éprouve pas le même sentiment mais il le pense, il le comprend ; bref, il prend part à ce que les parents ressentent.
En ce sens, la distance phénoménale fait de cette forme de reconnaissance non pas l’éclat immédiat du sentiment, mais la reconnaissance en tant que compréhension affective. Si dans le premier cas nous partageons directement le sentiment d’autrui, dans le deuxième, quand nous le pensons, la distance s’affirme en ce qu’elle sépare le ressenti du fait de la sympathie. Le reconnaître ici est le reconnaître de la compréhension d’un objet, à savoir le sentiment d’autrui. Même si cette compréhension porte directement sur le sentiment, sans aucun détour du type rationnel, il y a la médiation elle-même de cette compréhension affective vis-à-vis du sentiment. L’ami qui prend part à la souffrance des parents fait une idée « concrète » de ce qu’ils ressentent, tandis que les parents eux-mêmes n’ont pas nécessairement l’idée de concrétude par rapport à leur sentiment, parce que justement, le fait primordial ici est le ressenti lui-même, non sa compréhension. Dans l’exemple de Scheler, les parents sont représentés par A et B, et l’ami par C : « A, par exemple, n’a nullement de la souffrance de B une idée « concrète », comme c’est le cas de l’ami C qui se joint aux parents pour leur exprimer sa sympathie ou leur dire : « la part qu’il prend à leur douleur ». » (Scheler 1923, p. 23).
L’idée de concrétude qui désigne le cas de la compréhension du sentiment par l’ami C et, par conséquent, la non-concrétude du cas du partage direct du sentiment par les parents A et B, nous aide à comprendre la distinction entre ces deux cas et la distance phénoménologique qui s’y installe. Le fait de penser le sentiment, et non pas de le partager directement, présuppose une abstraction du sentiment lui-même. L’ami ne peut s’abstraire du sentiment ressenti par les parents que parce que ce sentiment-là ne lui appartient pas. Cela signifie que cet objet de compréhension affective, à savoir le sentiment, ne peut être conçu en tant qu’idée générale concrète que grâce à l’écart phénoménal entre le sujet qui y pense et lui-même. La distance est donc ici l’élément nécessaire et fondamental pour concevoir le sentiment d’autrui en tant que sentiment pensé affectivement.
En ce sens, la reconnaissance dans le cas de la première forme de sympathie se distingue du cas de la deuxième forme de sympathie précisément par le fait que, dans le premier cas, elle est la reconnaissance directe, c’est-à-dire sans distance, du sentiment dans sa forme de ressenti immédiat, tandis que dans le deuxième cas, elle est la reconnaissance en tant que compréhension de ce sentiment, c’est-à-dire avec distance, dans sa forme de ressenti pensé. Ressenti immédiatement partagé et ressenti médiatement pensé affectivement forment les deux pôles de la reconnaissance d’autrui fondée sur la sympathie schelerienne.

La distinction de la sympathie selon l’intention

Un autre élément qui distingue ces deux formes de sympathie et qui vient s’ajouter à la notion de distance phénoménale est l’intention. Scheler nous dit :

« Toute sympathie implique l’intention de ressentir la joie ou la souffrance qu’accompagnent les faits psychiques d’autrui. Et elle tend à réaliser cette intention en tant que « sentiment », et non à la suite d’un « jugement » : « B souffre ». » (Scheler 1923, p. 24)

L’acte d’intention qui vise à ressentir ce qu’autrui ressent est, même si le texte de Scheler n’est pas tout à fait clair sur ce point, une caractéristique de la deuxième forme de sympathie. Dans la distinction entre la sympathie du sujet qui pense le sentiment d’autrui et le sentiment lui-même, ce qui mène ce sujet vers la compréhension de ce sentiment est l’intention. Nous pouvons parler d’une volonté délibérément dirigée vers le sentiment d’autrui. Le passage cité ci-dessus nous montre qu’il s’agit d’une intention du type non rationnel (jugement) mais du type affectif (sentiment) qui vise le sentiment lui-même. Elle a pour but l’affranchissement, voire la suppression de la distance phénoménale instaurée entre le sujet sympathisant et le sentiment d’autrui, en vue de participer véritablement à ce sentiment. Cependant, dans le cadre de la deuxième forme de sympathie, cette distance ne pourrait jamais être anéantie. Or, si cette distance a lieu c’est forcément parce que le partage du sentiment n’existe pas, la seule façon de participer à ce sentiment se fait donc par le biais d’une intention envers lui.
De ce point de vue, la reconnaissance d’autrui sans intention, selon la première forme de sympathie, est la reconnaissance qui ressent directement le sentiment, donc qui reconnaît autrui en ressentant ce qu’il ressent. Au contraire, la reconnaissance d’autrui avec intention, selon la deuxième forme de sympathie, est celle qui vise à prendre part au sentiment, donc qui reconnaît l’autre à travers ce qu’elle comprend affectivement de son ressenti. Si le sujet qui pense le sentiment d’autrui compatit à sa souffrance et, à son tour, ressent lui aussi de la souffrance, il faut parler de deux souffrances distinctes : la souffrance qui arrive après coup et qui est l’effet d’une intention de souffrir de la souffrance d’autrui et la souffrance d’autrui elle-même qui est la cause du fait de compatir.
Nous pouvons donc parler de la sympathie dans sa première forme en tant que reconnaissance non intentionnelle et de la sympathie dans sa deuxième forme en tant que reconnaissance intentionnelle. Celle-ci fait la distinction claire entre le sentiment qui appartient à autrui et mon intention de le ressentir, celle-là ne peut pas faire cette distinction, parce que le sentiment qui appartient à autrui m’appartient aussi. La reconnaissance non intentionnelle ne peut pas concevoir une forme de distance entre les sentiments de deux individus, puisque ces sentiments sont partagés. S’il n’y a pas de distance, il n’y a pas d’intention de ressentir le sentiment et, par conséquent, la reconnaissance non intentionnelle ressent directement le sentiment d’autrui. Au contraire, la reconnaissance intentionnelle est le résultat même de la distance entre le sentiment et la sympathie. Pour que la reconnaissance, dans la deuxième forme de sympathie puisse participer au sentiment d’autrui et le reconnaître en tant que tel, il faut donc nécessairement qu’elle soit intentionnelle et, par conséquent, distincte de ce sentiment.

La distinction de la sympathie selon l’intensité

Si la reconnaissance d’autrui, à travers les deux formes de la sympathie, est définie selon la distance phénoménale ainsi que selon l’intention, il est légitime de parler de son intensité vis-à-vis du sentiment. Il ne s’agit pas d’un rapport d’intensité selon la quantité, dans le sens où je reconnaîtrais plus ou moins autrui selon le premier cas ou le deuxième cas de la sympathie. Soit nous reconnaissons autrui, soit nous ne le reconnaissons pas. Le rapport d’intensité de la reconnaissance d’autrui, selon les deux formes de la sympathie, est plutôt celui de la qualité, de la situation et de la valeur.
L’intensité de la reconnaissance dans le premier cas de la sympathie (celui du partage du sentiment) est plus importante que dans le deuxième cas (celui de la compréhension du sentiment). La raison pour laquelle cette intensité ne peut pas être la même dans les deux cas est que, dans le cas du partage total du sentiment, la qualité et la situation, y compris la valeur, se confondent dans l’unité du sentiment partagé par deux individus, contrairement au deuxième cas. Comme dans l’exemple des parents devant le cadavre de leur enfant, la qualité, la situation et la valeur forment la cause d’un effet qui est la même réaction émotionnelle vis-à-vis de l’événement du décès de l’enfant. Dans cette relation, le sujet qui pense le sentiment mais qui ne le partage pas, reste exclu de cette unité homogène du sentiment partagé. Il n’y participe donc pas de la même façon.  
La situation vécue par les deux parents est la même : ils sont devant le cadavre de leur enfant. Cette situation est liée de façon intrinsèque à la douleur due à l’événement. Il s’agit dans ce cas d’une douleur psychique, vu qu’une douleur physique ne peut jamais être partagée. Cette situation a une qualité qui lui est intrinsèque, à savoir, la souffrance comme conséquence de cette situation. Enfin, cette situation englobe aussi la valeur partagée, c’est-à-dire l’importance sentimentale vis-à-vis de la perte d’un enfant.
De cette façon, qualité, valeur et situation forment le noyau dur du sentiment partagé. Scheler nous dit à propos de l’exemple des parents :

« […] A et B ressentent en commun, éprouvent en commun, subissent en commun, non seulement « la même » situation, au point de vue de sa qualité et de sa valeur, mais aussi la même réaction émotionnelle à cette situation. La « douleur », en tant que situation, et la souffrance, en tant que qualité fonctionnelle, se confondent ici de la façon la plus intime. » (Scheler 1923, p.23)

La confusion intime entre ces éléments, telle qu’elle est décrite par Scheler, forme une unité homogène par le fait même de l’anéantissement de leur distance. De ce fait, cette unité se caractérise par une intensité plus importante par rapport à la deuxième forme de sympathie. Celle-ci, par le fait même d’être définie par la distance entre la sympathie et le sentiment, par le fait d’être nécessairement intentionnelle en vue de penser le sentiment et, enfin, par son caractère hétérogène, n’entre pas dans la sphère de réalisation de cette unité homogène caractérisée par la première forme de sympathie. Autrement dit, si le premier cas de la sympathie est plus intense que le deuxième, c’est grâce à l’homogénéité des éléments que le caractérisent, à savoir la situation, la qualité et la valeur qui forment toute la puissance d’un sentiment partagé par deux individus.
Cependant, nous remarquons une fois encore, qu’il ne s’agit pas d’une intensité fondée sur la quantité. Il serait insensé d’affirmer, du moins dans le sens quantitatif plat, que dans le premier cas de la sympathie nous reconnaissons davantage autrui que dans le deuxième cas. D’après notre analyse de la conception schelerienne de la sympathie, la forme de quantité que nous refusons est celle qui ferait du sentiment une notion mesurable. Or, le sentiment chez Scheler ne peut pas être défini selon un élément rationnel telle que la mesure.
De ce point de vue quantitatif que nous refusons, le sentiment, dans le cas du partage, serait plus étendu sur une échelle quantitative que le sentiment simplement pensé. Or, cette relation quantitative n’est pas possible par le simple fait que le sentiment qui est partagé par deux individus et le sentiment qui est pensé par un troisième individu est le même sentiment en question. Revenons au cas des parents devant le cadavre de leur enfant et de l’ami qui prend part à cette souffrance. Il s’agit de la souffrance de la perte d’un enfant. La souffrance partagée par les parents est due à cette perte et la souffrance à laquelle l’ami a l’intention de prendre part est exactement la même : celle de la perte de l’enfant. Le sentiment ne pourrait donc pas être plus étendu dans le premier cas de la sympathie, par un effet d’accumulation, que dans le deuxième cas, parce qu’il s’agit du même sentiment du point de vue de la situation.
Néanmoins, il est évident que le ressenti du sentiment partagé par les parents est plus intense que celui de l’ami, dans le sens où ils sont concernés directement par l’événement. En outre, du point de vue phénoménologique, la qualité, la valeur et la situation forment, par leur unité, le caractère de cette intensité plus prononcée. Ces parents « ressentent », « éprouvent » et « subissent » en commun.
Nous pouvons parler du plus et du moins en ce qui concerne la différence d’intensité entre les deux formes de la sympathie dans le sens de la profondeur d’accès au sentiment et non pas de la dimension mesurable de ce sentiment. La profondeur est, selon notre analyse de la théorie schelerienne, la possibilité d’accès à l’expérience interne d’autrui. Quand Scheler affirme que deux individus partagent la même douleur psychique, cela signifie qu’ils éprouvent le même sentiment vis-à-vis de l’expérience interne d’autrui. Et cela est vrai, même si toute forme de compréhension est inexistante de la part de ces individus. L’expérience interne vis-à-vis du sentiment partagé ne présuppose pas, comme nous l’avons vu, l’idée « concrète » du sentiment d’autrui. Elle ne présuppose donc aucune forme de compréhension de ce sentiment.  
En ce sens, l’expérience du partage de la douleur et de la souffrance psychique d’autrui est nécessairement plus intense que le fait d’y prendre part, parce que, dans le cas du partage, nous accédons à un certain champ d’intimité d’autrui, nous accédons à son expérience interne. Ce champ intime d’autrui participe au même fait phénoménologique de mon propre champ intime, grâce au partage du même sentiment.
La profondeur qui caractérise l’intensité est le fait d’accéder au sentiment et, par conséquent, de faire l’expérience d’autrui. Le plus de la profondeur en question est le partage immédiat et total du même univers affectif spécifique d’autrui, à savoir le sentiment de souffrance ou de joie. Le moins de cette profondeur est l’intention de prendre part à ce sentiment. Il s’agit donc d’une intention caractérisée par la distance et non pas par le partage.
L’intensité du plus et du moins est définie à partir du type d’expérience en question, celle-ci fondée sur l’une des deux formes de sympathie. Qui dit approfondir, dit nécessairement faire un pas vers l’objet de cet approfondissement. Or, l’objet ici en question est le sentiment d’autrui. Celui-ci peut être atteint de façon globale par son partage total. Tous les pas envers cet objet seraient alors accomplis et, par conséquent, l’intensité de sa profondeur serait à son comble. Mais le sentiment peut également être visé par l’intention d’y participer. Les pas vers lui seraient donc limités par la distance de l’intentionnalité et, par conséquent, l’intensité de sa profondeur serait partielle.
Il s’ensuit que, reconnaître autrui d’après l’intensité de cette reconnaissance revient, dans la première forme de sympathie, à le reconnaître par la profondeur de l’expérience intime à laquelle nous avons accès. Au contraire, reconnaître autrui d’après l’intensité de la reconnaissance dans la deuxième forme de sympathie, c’est le reconnaître par l’intention de participation à cette profondeur. Le plus de la profondeur dans la reconnaissance, c’est reconnaître l’autre dans son champ sentimental intime, tandis que le moins, c’est le reconnaître par la compréhension affective de ce champ, sans pour autant y accéder dans toute sa profondeur.
Je reconnais donc profondément autrui, selon les termes ici établis, dans le partage immédiat de l’unité homogène qui compose le sentiment partagé, à savoir, la même situation selon sa qualité et sa valeur. Grâce à ce fait, la reconnaissance est caractérisée par une intensité d’une profondeur totale : la profondeur de l’expérience interne psychique d’autrui. Cette forme de reconnaissance est non intentionnelle dans le sens où, si elle est issue du partage du sentiment lui-même, elle n’a pas besoin d’avoir l’intention de participer à ce sentiment. Enfin, cette forme de reconnaissance présuppose l’anéantissement total de la distance phénoménale entre la sympathie et le sentiment partagé avec autrui. La formule de la reconnaissance d’autrui à travers son sentiment ne signifie pas du tout que le sentiment soit un simple moyen pour la reconnaissance. Au contraire, le fait de reconnaître le sentiment est le fait même de reconnaître autrui.
C’est l’inverse pour le cas de la profondeur de la deuxième forme de la sympathie. Ici, je reconnais de façon moins profonde autrui par le fait d’être exclu de cette unité homogène qui compose le sentiment partagé, à savoir, la situation selon sa qualité et sa valeur. De ce fait, la reconnaissance sera moins intense, parce qu’elle ne sera pas d’une profondeur totale, c’est-à-dire qu’elle n’aura pas l’accès profond à l’expérience interne psychique d’autrui. Cette forme de reconnaissance est intentionnelle dans le sens où elle ne partage pas le sentiment d’autrui, elle doit donc nécessairement avoir l’intention d’y participer. Finalement cette reconnaissance présuppose la distance phénoménale nécessaire entre la sympathie et le sentiment d’autrui. Je reconnais un sentiment qui ne m’appartient pas par le fait de le viser intentionnellement en tant que sentiment pensé affectivement, et par le seul et le même geste, je reconnais celui à qui appartient ce sentiment.
Sur une échelle sentimentale possible de la reconnaissance, la première forme de sympathie devrait être placée au sommet, car la reconnaissance d’autrui en tant que partage immédiat du sentiment est ce qui forme la base fondamentale de nos rapports à autrui. Viendrait ensuite, la deuxième forme de sympathie, parce que, malgré la distance phénoménale avec le sentiment d’autrui, elle a pour objet direct ce sentiment, sans aucun détour rationnel. De cette façon, la reconnaissance d’autrui, soit dans sa version de partage immédiat du sentiment, soit dans sa version de compréhension du sentiment d’autrui, est la base fondamentale de nos expériences intersubjectives.

La reconnaissance d’autrui vis-à-vis de la reproduction affective et de la fusion affective.

En suivant les distinctions proposées par Scheler dans les rapports entre les quatre modalités, il est nécessaire d’analyser comment la reconnaissance d’autrui doit être définie vis-à-vis de la reproduction affective et de la fusion affective. Si les deux premières modalités, celle du partage du sentiment et celle de la compréhension du sentiment, sont deux formes de sympathie, il n’en est pas de même de la reproduction et de la fusion affective. Ces deux dernières se distinguent l’une par rapport à l’autre, mais aussi par rapport à la sympathie.
Comme nous l’avons vu précédemment, cette distinction tient au fait que la reproduction affective se différencie de la sympathie précisément parce qu’il n’y a ni forme de compréhension des sentiments d’autrui, ni de partage de ces sentiments dans la contagion de ses états émotionnels. Par exemple,  

« la gaieté qui règne dans une brasserie ou dans une fête se transmet instantanément à toute personne venant du dehors ; même si cette personne a été, quelques instants auparavant, envahie par la tristesse, elle est pour ainsi dire « entraînée » par la gaieté générale, emportée dans son courant. » (Scheler 1923, p. 26)

À propos de cette contagion, Scheler affirme donc que « tout cela n’a absolument rien à voir avec la sympathie : il n’y a là ni intention affective à l’égard de la joie ou de la souffrance d’autrui, ni participation à ses expériences internes. » (Scheler 1923, p.26).
Dans le cas de la fusion affective, elle se différencie de la sympathie parce qu’elle est un « cas exagéré » de reproduction affective. Dans les cas le plus sérieux, il y a une identification totale, par contagion affective, du moi avec un autre moi ou avec une certaine culture, un certain peuple, une certaine religion, etc. Or, le fait sympathique présuppose la distinction totale entre deux individus.
Si nous avons défini la reconnaissance d’autrui en tant que sympathie chez Scheler, nous devons maintenant analyser les conséquences de cette définition vis-à-vis de la reproduction affective et de la fusion affective. Même si ces dernières se distinguent radicalement de la sympathie, qui est la définition positive de la reconnaissance, elles sont tout à fait fondamentales dans les rapports à autrui. Pour preuve, Scheler défend l’idée que ces deux dernières modalités devraient être incluses dans toute forme de recherche scientifique. En outre, les rapports qu’elles entretiennent avec la sympathie sont essentiels, comme la section des « Lois réglant les rapports entre les différentes formes de sympathie » nous démontre (Scheler 1923, p.138). De ce fait, nous ne pouvons pas négliger le rapport entre la reconnaissance d’autrui en tant que sympathie et les autres modalités.

La reconnaissance vis-à-vis de la reproduction affective

Si la reconnaissance est le fait de la sympathie dans ses deux versions, celle du partage et celle de la compréhension du sentiment, comment l’établir vis-à-vis de la reproduction affective ?
Nous arrivons ici à un certain problème. D’un côté, nous ne pouvons pas simplement affirmer que la reconnaissance est complètement distincte de la reproduction affective, parce que celle-ci entretient un rapport nécessaire avec la sympathie, qui, elle-même, définit la reconnaissance d’autrui. D’un autre côté, nous ne pouvons pas définir de façon arbitraire la reconnaissance en tant que reproduction affective, parce que la reproduction elle-même se distingue de la sympathie. Autrement dit, soit la reconnaissance d’autrui n’est point le fait de la reproduction affective, donc, elle est limitée à sa définition sympathique, soit la reconnaissance est aussi le fait de la reproduction affective et, par conséquent, elle dépasse la sympathie elle-même.
Dans le premier cas, si la reconnaissance reste dans le champ de définition de la sympathie, comment rendre raison du rapport nécessaire entre la sympathie et la reproduction affective ? Dans le deuxième cas, si la reconnaissance est définie aussi en tant que reproduction affective, comment établir la distinction nécessaire entre sympathie et reproduction affective ?
Pour dépasser ce problème et arriver à une définition du rapport entre la reconnaissance et la reproduction affective, il nous faut rappeler le rapport nécessaire entre la sympathie et la reproduction affective ainsi que leur distinction nécessaire. Ce rappel va nous montrer que, tout simplement, la reconnaissance doit suivre les rapports nécessaires, ainsi que les distinctions nécessaires entre la reproduction affective et la sympathie.
Comme nous l’avons vu, la reproduction affective est la condition de la participation affective. Les règles qui régissent ces conditions sont les mêmes que celles du rapport entre la fusion affective et la reproduction affective. C’est-à-dire que la reproduction affective conditionne la participation affective (la sympathie dans ces deux formes) précisément parce qu’elle est antérieure dans l’ordre fonctionnel et génétique à la participation affective. Cela signifie que toute sympathie est présupposée par la possibilité de reproduction affective. Autrement dit, la sympathie n’est possible que dans le champ phénoménologique de la reproduction affective. Cela ne veut pas dire que la reproduction affective est le fondement de la sympathie, mais seulement qu’elle est antérieure à la sympathie en tant que fonction affective et en tant que fonction génétique.
Par exemple, dans le cas des parents devant le cadavre de leur enfant, le partage du sentiment entre les deux individus n’est possible que parce que la reproduction affective, en tant que fonction antérieure, reste une possibilité pour eux, même si elle n’a pas lieu. Autrement dit, les deux sujets doivent être susceptibles, dans le sens de la capacité, d’avoir un rapport comme celui de la reproduction affective avant même de sympathiser.  
Donc, c’est à partir de la primitivité fonctionnelle et génétique de la reproduction affective que le rapport à la participation affective est nécessaire. De ce fait, la reconnaissance doit suivre le même rapport de nécessité vis-à-vis de la reproduction affective. Pour que je puisse reconnaître autrui dans le sens de la sympathie, il est nécessaire que la reproduction affective soit considérée logiquement comme un élément antérieur à cette reconnaissance. C’est-à-dire que je ne reconnais autrui que parce que j’ai la capacité de reproduire affectivement ses émotions et ses sentiments par l’imitation, même si cette reproduction n’a pas du tout lieu dans le fait de la reconnaissance elle-même. La reconnaissance s’inscrit ainsi, de la même façon que la sympathie, dans le champ phénoménal de la reproduction affective, sans pour autant être fondée sur cette reproduction.
Cependant, la reproduction affective et la sympathie se distinguent par un trait précis : la reproduction n’est ni intentionnelle par rapport au sentiment, ni capable de le partager. Elle est tout simplement l’imitation d’un sentiment ou d’un état affectif. Il s’agit donc d’un trait distinctif entre les définitions de la reproduction affective et de la sympathie. Quelles sont donc les conséquences de cette distinction dans le rapport entre la reconnaissance et la reproduction affective ?
La reconnaissance, selon sa définition sympathique, ne peut pas être l’imitation du sentiment et de l’émotion d’un autre, comme c’est le cas de la reproduction affective. C’est-à-dire que quand j’entre dans un rapport de reproduction avec un individu et son état affectif, je ne le reconnais pas en tant que tel, parce que je ne fais qu’imiter son sentiment. Dans la reproduction affective je ne suis pas en mesure de participer à ce sentiment, soit par le partage, soit par la compréhension affective. Donc je ne peux pas reconnaître autrui dans le sens où je ne peux pas sympathiser avec lui. Certes, quand j’imite l’état affectif d’autrui, j’établis une forme de rapport intersubjectif, mais il n’y a là aucune forme de reconnaissance au sens strict du terme.
Le fait de reconnaître autrui reste donc nécessairement dans le champ de définition de la sympathie. Cependant, comme dans le cas de la sympathie, cette définition du reconnaitre doit être inscrite dans la possibilité phénoménale de la reproduction affective. Reconnaître c’est sympathiser, et la condition pour que ce fait soit possible, c’est l’arrière-plan logiquement antérieur de la reproduction.

La reconnaissance vis-à-vis de la fusion affective

Le rapport entre la reconnaissance d’autrui et la fusion affective touche au même problème de définition et de condition logique que celui de la reproduction. La reconnaissance, par le fait même d’être restreinte au champ de définition de la sympathie et, par conséquent, d’être exclue de celui de la reproduction, doit être distinguée de la définition de la fusion affective. La reconnaissance d’autrui n’est pas le fait de s’identifier à un autre moi, dans le sens d’un « cas exagéré » de contagion affective où ces deux moi se confondent.
Cependant, de la même façon que la reproduction affective est la condition logique de la participation affective, la fusion affective est la condition de la reproduction. Si la reconnaissance s’inscrit dans un champ phénoménal de possibilités de la reproduction, elle doit aussi, par conséquent, s’inscrire dans le champ de possibilités de la fusion affective. La fusion n’est pas ce qui définit la reconnaissance au sens strict, mais ce qui la conditionne dans l’ordre fonctionnel et génétique. Autrement dit, pour que la reconnaissance d’autrui existe, il est nécessaire que les individus de cette reconnaissance soient inscrits dans la possibilité d’une fusion affective.
Il y a, cependant, un usage dans le langage commun du terme « reconnaissance » qui doit être expliqué. Nous pouvons traiter la fusion affective comme une forme de reconnaissance d’autrui dans le sens faible du terme, c’est-à-dire, comme une forme de rapport à autrui. Par exemple, les individus avec lesquels j’entretiens un rapport de concitoyen. Nous habitons dans le même pays, je pourrais donc affirmer que je les reconnais en tant que mon peuple. Ces concitoyens, reconnus par moi en tant que tels, sont tout à fait susceptibles d’avoir un rapport avec moi dans le cadre de la fusion. Le terme de reconnaissance serait donc utile ici pour désigner, de façon contingente, les rapports intersubjectifs qui s’inscrivent d’une certaine façon dans la modalité de la fusion affective. Néanmoins, cette façon de se rapporter à autrui dans le langage commun, outre le fait de ne pas désigner ce qui est la reconnaissance sympathique, ne désigne pas non plus ce qui est, au sens strict, la fusion affective. De cette façon, toute forme de reconnaissance autre que la sympathie, y compris la fusion affective, doit être comprise au sens faible du terme, qui ne définit pas la reconnaissance d’autrui en tant que tel.

Conclusion

Il était question dans ce travail de bâtir les bases sur lesquelles la notion de reconnaissance d’autrui pourrait être développée chez Scheler. Si, d’un côté, la reconnaissance doit être définie strictement dans son sens sympathique, d’un autre côté, elle doit avoir, de même que la sympathie, un rapport nécessaire avec les autres modalités, comme la reproduction affective et la fusion affective.
Pour fonder les rapports intersubjectifs de la sympathie, et les analyser selon leur développement dans les modalités de la reproduction affective et de la fusion affective, nous avons choisi un parcours logique qui n’est pas évident. Par rapport à l’ordre d’importance des phénomènes, nous sommes partis de la sympathie, en tant qu’événement fondamental de la reconnaissance d’un autre, pour trouver dans un deuxième temps logique les autres modalités. Toutefois, nous l’avons vu, la sympathie, même si elle est distincte dans sa définition de la reproduction et de la fusion, dépend logiquement de ces modalités. En ce sens, il serait plus pertinent de faire des modalités antérieures à la sympathie le fondement de nos rapports à l’autre. Autrement dit, nous pourrions partir, en ce qui concerne l’ordre d’importance, de l’événement le plus général et primitif, à savoir, la fusion affective, pour arriver à l’événement le plus particulier, à savoir, la sympathie.
Néanmoins, ce choix de faire de la sympathie l’événement primordial de la rencontre avec autrui est une conséquence directe de la façon dont nous élargissons le sens même de la sympathie et des autres modalités, à savoir, la reconnaissance sympathique. Celle-ci exige que le fondement de nos rapports intersubjectifs soit directement et immédiatement lié à l’univers affectif d’autrui. Le caractère positif de la reconnaissance, en dépit de la négativité de la connaissance, ordonne que toute forme rationnelle de conception d’autrui soit refusée.
Pour reconnaître autrui en tant que tel, l’accès à ses sentiments est donc essentiel, et la définition de la sympathie en tant que partage et compréhension du sentiment est, par excellence, l’espace fondamental de possibilité du phénomène de la reconnaissance.
Cette démarche ne représente pas une inversion logique des modalités. Elle ne prétend pas faire de la sympathie et, par conséquent, de la reconnaissance, un événement antérieur à la reproduction affective et à la fusion affective. Toute la logique schelerienne est ici respectée et la reconnaissance sympathique doit rester un phénomène subordonné aux autres modalités. En revanche, nous avons voulu démontrer que cette subordination est restreinte à l’ordre fonctionnel et génétique, mais non à l’expérience effective d’autrui en tant que tel.
Pour dépasser le champ du moi et faire la rencontre d’autrui, l’événement fondamental doit nécessairement être celui de la participation à ses sentiments. C’est pour cette raison que nous partons de ce qui est le plus immédiat dans cette relation, la reconnaissance sympathique, pour aller vers ce qui présuppose une distinction avec les sentiments, la reproduction affective et la fusion affective.

Références

Scheler M., 1971 (1923), Nature et formes de la sympathie, Ed. Petite Bibliothèque Payot (trad. M. Lefebvre), Paris

Citer cet article

Torraca D., « La reconnaissance d’autrui chez Max Scheler (deuxième partie) », Revue Européenne de Coaching, Numéro 3, Juin 2017

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