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Numéro 5 01/2018 Numéros

Accompagnement des adolescents hypermodernes

Si la culture ado est régulièrement décriée par ceux qui en sont exclus, elle constitue pourtant bien une culture à part entière, possédant ses codes, ses rituels, ses processus. C’est en elle que se dessinent les nouveaux éléments qui fondent peu à peu la culture de demain, sans que nous en soyons réellement conscients, car nous nous accrochons fort à notre fantasme de stabilité et de continuité.

Elise Müller
Première publication le 25/01/2018 – Article de recherche


Résumé

Si la culture ado est régulièrement décriée par ceux qui en sont exclus, elle constitue pourtant bien une culture à part entière, possédant ses codes, ses rituels, ses processus. C’est en elle que se dessinent les nouveaux éléments qui fondent peu à peu la culture de demain, sans que nous en soyons réellement conscients, car nous nous accrochons fort à notre fantasme de stabilité et de continuité. Face à leur incompréhension, les adultes expliquent leurs peurs par l’existence de dangers réels liés, par exemple, à l’exhibition de l’intimité sur les réseaux sociaux ou encore l’absurdité supposée des programmes télévisés suivis par les ados. La sémantique générale nous enseigne que « la carte n’est pas le territoire ». L’accompagnement des jeunes, plus que jamais, nous invite à conserver cette notion fondamentale en tête, afin de pouvoir les accompagner de manière juste, respectueuse, bienveillante et adaptée.
Mots-clés : Adolescence, accompagnement, coaching, éducation, transmission, construction de soi, identité.

Abstract

Even if the teen culture is regularly criticized by those who are excluded from it, it is nevertheless a culture in its own right, with its codes, its rituals, its processes. It is in it that the new elements that gradually form the culture of tomorrow are born, without our being really aware of it, because we cling strongly to our fantasy of stability and continuity. Faced with their misunderstanding, adults explain their fears by the existence of real dangers related, for example, to the exhibition of intimacy on social networks or the supposed absurdity of television programs followed by teenagers. General semantics teaches us that « the map is not the territory ». The support of young people, more than ever, invites us to keep this fundamental notion in mind, in order to be able to guide them in a fair, respectful, benevolent and adapted way.
Keywords : Adolescence, support, coaching, education, transmission, self-construction, identity.


Introduction

L’adolescence n’a pas toujours constitué un âge à part entière. Elle n’a pas toujours existé en tant que telle, en tant que phase notable de la vie. Charnière entre l’enfance et l’âge adulte, ses limites, comme sa définition, ne sont pas clairement définies. Pour David Le Breton, socio-anthropologue spécialiste de l’adolescence, celle-ci est née dans les milieux bourgeois au cours du XVIIème siècle, en résultat d’un changement d’affectivité au sein des familles, au moment où s’inventait aussi l’enfance. Elle se cristallise ensuite au XIXème siècle, notamment au travers de l’instauration de l’école obligatoire par les lois Ferry, pour s’émanciper dans les années soixante et être intronisée dans les années 80 en conséquence du marché relatif à sa consommation et de la difficulté croissante à entrer dans la vie active (Le Breton, 2013). Aujourd’hui, elle constitue une étape de la vie à part entière, une étape riche en expériences aux forts impacts émotionnels, une période déterminante dans la construction de soi.
Accompagner des adolescents implique de reconnaître à cet âge ses spécificités tout en se gardant de s’appuyer sur des stéréotypes. Ce qui n’est pas chose aisée. Et demande au coach ou à l’adulte référent accompagnant d’accepter de se défaire de ses propres jugements à l’égard de l’adolescence, des jugements en lien avec sa propre expérience de la « traversée », ou encore aux images qu’il en reçoit, notamment par le biais des médias. Car l’adolescence est le plus souvent présentée comme une période difficile et un peu ingrate, un temps qui mettrait à l’épreuve la patience des parents, comme leurs stratégies protectrices, et leur imposerait de « prendre sur eux », le temps que cela passe…  Pour les jeunes, comme pour leur entourage, l’adolescence constitue un moment d’adaptations successives à de multiples changements, physiques mais aussi affectifs, sociaux et culturels. Tous potentiellement déstabilisants.
Il paraît impossible de définir précisément les bornes de l’adolescence. Pour David Le Breton, elle constitue pour nos sociétés

« une période plus ou moins longue entre l’enfance et la maturation sociale, une période de formation scolaire ou professionnelle. Le jeune n’est plus un enfant, sans disposer encore des droits ou de la latitude d’action d’un adulte. Cette période est d’abord la résolution pour lui de la question du sens et de la valeur de son existence. L’adolescence est en effet un temps de suspension où les significations de l’enfance s’éloignent tandis que celles de l’âge d’homme ou de femme se laissent seulement pressentir […] Dans le contexte de l’individualisme démocratique, chaque adolescent devient son propre passeur, et décide seul du sens de son existence » (Le Breton, 2013 : 7).

L’adolescence constitue un passage, un sas entre l’enfance et l’âge adulte au sein duquel le jeune prend peu à peu conscience de sa responsabilité dans ce qu’il vit. Il s’agit pour lui de trouver sa place au sein de notre monde, d’accéder à son propre épanouissement tout en se pliant à de nouveaux paramètres, à de nouveaux paradigmes. Mis à part l’accès à la majorité à 18 ans, nos sociétés occidentales ne s’appuient plus à proprement parler sur des rites communs pour accompagner ce passage. Aujourd’hui, nombre de jeunes disent avoir le sentiment de devoir naviguer à vue, de se lancer seuls dans une traversée qui leur apparaît le plus souvent périlleuse, et déplorent l’absence d’un accompagnement adapté aux nouveaux impératifs qui se présentent à eux.

Rites de passage

Par le biais des rites de passage, les sociétés dites « traditionnelles » accompagnent les jeunes dans leur accès à l’âge adulte. Devenir adulte ouvre certains droits, implique des devoirs précisément décrits et acceptés par l’ensemble du groupe. L’accompagnement des jeunes « va de soi », il est orienté dans une direction précise. Car le monde qui s’apprête à accueillir les jeunes adultes est envisagé comme familier. Au sein de ces sociétés, les anciens se livrent à une forme de mentorat : « puisque je suis passé par là avant toi, je sais ce qui est bon pour toi ». Par l’acceptation des codes et des normes du groupe que l’on s’apprête à intégrer, se soumettre aux rites de passage relève dans ce contexte d’un processus de socialisation.  C’est notamment au travers de ses rites qu’un groupe affirme et transmet ses spécificités, son identité, sa culture. C’est par leur biais que s’opère la transmission des aînés, de ceux qui savent, et guident ce qui ne savent pas encore. Mais alors, comment devenir adulte sans l’appui de cette forme de guidance collective ?
L’enfance s’ancre pleinement dans le présent, dans l’immédiateté, dans la découverte de l’instant, l’écoute des émotions, les expériences sensorielles. Devenir adulte implique de s’engager dans le monde de la réalité matérielle et de devenir non plus observateur mais acteur de celui-ci. Et donc de sortir de l’insouciance. Ce qui peut se montrer peu encourageant au regard du contexte actuel tel qu’il est dépeint au travers de la plupart des médias. Aujourd’hui, nous l’avons dit, le rite a presque entièrement disparu de nos sociétés occidentales. Au sein des sociétés dites « traditionnelles », celui-ci constitue une forme de jeu symbolique concrétisant le passage. Le passage à une nouvelle saison, un nouvel âge, un nouveau statut social…  S’appuyant sur sa lecture de Van Gennep, Thierry Goguel d’Allondans affirme que les rites « mettent en scène des conceptions cycliques et circulaires de l’espace et du temps, de la vie et de la mort, de la continuité et de la discontinuité […] Chaque rite de passage compose plus ou moins avec Eros et Thanatos, deuils et reconnaissance, mort et (re)naissance symboliques » (Goguel d’Allondans, 2002 : 39). L’ethnologue et folkloriste Arnold Van Gennep, célèbre pour son étude des rites de passage, a démontré que ceux-ci, dans tous les groupes humains, sont invariablement découpés en séquences identiques : les préliminaires (avant le seuil), les liminaires (sur le seuil, le limen) et postliminaires (après le seuil). Les rites préliminaires correspondent à un temps de séparation, les rites liminaires à un temps de marge et les rites postliminaires à celui de l’agrégation (Van Gennep, 1909). Ainsi le passage du seuil est-il accompagné tout au long de son déroulement. L’entre-deux se pare alors d’un caractère sacré conférant au passage toute sa symbolique. L’initié n’appartient à aucun monde institué. Il se retrouve suspendu dans le présent, entre l’avant et l’après. Il s’apprête à vivre une forme de deuxième naissance.
Dans nos sociétés occidentales, le passage ne se fait pas de manière aussi marquée. L’entre-deux peut durer un temps très variable d’un individu à l’autre. S’opère alors une forme de suspension identitaire. L’accompagnement des jeunes, et notamment le coaching, se met en place dans un temps que nous pourrions rapprocher de celui de la marge des rites de passage, mise en évidence par Van Gennep. Il s’agit pour l’adolescent accompagné de s’extraire pour un temps du groupe, de choisir de mettre en place un moment pour lui, un moment de recentrement sur soi avant de pouvoir déterminer sur quel mode il décide de se construire comme adulte, de préparer dans la bienveillance et le lâcher-prise son entrée dans l’âge de femme ou d’homme. L’accompagnement des jeunes, dans ce sens, propose un temps de marge permettant de mettre en place une agrégation congruente. Il n’est pas question ici à proprement parler de recréer du rite, mais d’offrir aux adolescents que l’on accompagne la possibilité d’aménager au sein de leur emploi du temps un moment de pause, de recul sur soi, d’introspection introduisant une mise en action en accord avec son identité profonde et ses aspirations personnelles. Les choix d’orientation se montrent régulièrement source d’angoisse pour les adolescents. Car ceux-ci sont tenus d’intervenir dans ce moment de flottement identitaire. Se mieux connaître, dans ce contexte, permet d’y voir un peu plus clair et donc de s’engager avec davantage de confiance dans sa vie.
L’accompagnement propose au jeune de quitter un point A pour se diriger vers un point B. Mais ce point B n’est jamais défini à l’avance. Nous n’avons pas de visibilité sur lui. Il se dégage sans doute quelques invariants, tels que l’impératif de l’insertion sociale et professionnelle ou encore l’épanouissement affectif, recherchés par l’ensemble des jeunes, mais la direction, la finalité, se dessinent au fil des séances et se révèlent propres à chacun d’entre eux. Nous y reviendrons un peu plus loin dans cet article, ce moment d’accompagnement permet au jeune de donner du sens à ce qu’il vit, a vécu et désire vivre.   A la différence des sociétés dites « traditionnelles », nos sociétés occidentales n’imposent pas ou peu de codes prédéterminés aux jeunes. Ce qui, de fait, leur demande de se positionner et de faire des choix (dans un panel plus ou moins large), d’utiliser de manière consciente leur libre-arbitre. « Chaque génération, nous dit Denis Jeffrey, construit ses portes, ses fenêtres et ses ponts symboliques afin de rendre manifeste ce qui se passe de l’autre côté du monde » (Jeffrey, 1998 : 99). En devenant acteurs de leur vie, les jeunes commencent à poser leurs propres jalons dans un monde en perpétuelle évolution. Ils choisissent en conscience une ligne conductrice s’appuyant sur leurs valeurs profondes afin de commencer à construire dès à présent leur vie d’adulte.

Un nouveau mode d’être ado ?

Au fil des siècles, l’accompagnement des jeunes a dû s’adapter tant bien que mal à de nouveaux paramètres, à de nouveaux paradigmes. L’adolescence est un âge récent dans l’histoire de nos sociétés occidentales. Nous l’avons dit, il n’a pas toujours été envisagé comme un âge particulier possédant ses propres caractéristiques. Les adolescents d’aujourd’hui s’apprêtent à intégrer un monde en perpétuel changement, un monde où tout va si vite que chaque information périme déjà celles de la veille. Du monde de demain, celui dans lequel les adolescents d’aujourd’hui construiront leur adultité, nous ne connaissons rien. Nous faisons des suppositions en nous basant sur ce que nous percevons dans le présent, mais nous n’avons aucune idée des codes qu’il leur faudra maîtriser. En outre, le discours habituellement véhiculé au sujet des adolescents cherche à démontrer que ceux-ci s’éloignent des « vraies valeurs ». Les ados seraient irrespectueux, dangereusement précoces en ce qui concerne la sexualité et la consommation d’alcool, par exemple (ce qui se démontre d’ailleurs incorrect au vu des études menées à ces sujets), ou bien encore attirés par des pratiques « déviantes ». Nous évoluons dans l’idée que les ados d’aujourd’hui auraient à être sauvés d’une forme de décadence généralisée…
Mon activité de socio-anthropologue m’a permis de mener une enquête de terrain auprès des adolescentes hypermodernes. J’ai été interpellée par leur vision de l’avenir, par le peu de perspectives envisagées dans la sérénité. J’ai été surprise de constater combien certains stéréotypes perdurent malgré l’évolution des mœurs et des représentations, notamment concernant les relations hommes/femmes. La plupart des jeunes filles que j’ai pu rencontrer dans le cadre de cette étude m’ont fait part de leurs inquiétudes concernant l’avenir. Le chômage fait rage, le marché du logement est en crise, le terrorisme gronde et la troisième guerre mondiale menace d’éclater, la violence est partout, la planète court à sa perte, les valeurs se dissolvent…  Tenant la vision pessimiste de certains médias, parents ou professeurs pour justifiées, certains ados envisagent leur âge comme ultime forteresse d’une insouciance dont ils expriment déjà la nostalgie.
Que doit-on faire pour réussir sa vie ? Pour s’intégrer de manière satisfaisante dans la société tout en accédant à l’épanouissement personnel ? Qu’est-ce que c’est « être un homme (ou une femme) épanoui(e) » ? Et quelle image est-ce que je souhaite renvoyer aux autres de moi ? Non seulement le passage n’est pas bien éclairé, mais en outre il se doit de composer avec les codes sociaux et culturels arbitrairement établis par les pairs. Or ces codes, par définition, échappent aux adultes en cela qu’ils ont précisément pour vocation de distinguer les jeunes de ces derniers, de définir les contours du groupe hétérogène des ados pour constituer leur monde. Si chaque génération a entendu ses aînés affirmer que « c’était mieux avant », et que « tout se perd », les ados d’aujourd’hui semblent croire plus fermement que jamais à ce discours. Héloïsa, 14 ans, nous dit : « Toutes ces histoires de politique, de crise… Ça fait peur ! A force d’en entendre parler tout le temps à la télé ou dans les journaux, ça pèse sur la conscience. On sait que bientôt, on sera concernés ».  Comme Héloïsa, nombre d’ados se disent inquiets au sujet de l’avenir. Devenir adulte n’est plus que rarement attendu avec impatience. Bien entendu, l’atteinte de la majorité demeure envisagée comme un seuil autorisant à faire à sa façon, à transgresser certaines règles établies dans l’enfance, à prendre ses propres décisions… Cependant il semble que beaucoup de jeunes Français tiennent à maintenir ouverte le plus longtemps possible cette phase de tolérance où ils estiment avoir encore droit à l’erreur. « Ce qui est confortable, à notre âge, c’est la naïveté, dit Jade, 16 ans. Pas dans le sens où on est bête. Mais dans le sens où, quand on est ado, ça nous arrange de pouvoir dire ‘Ah ? Je savais pas !’…  Alors que quand tu es adulte, tu peux plus : tu es obligé d’assumer ce que tu fais ». Pour Jade, comme pour la plupart de ses pairs, il s’agit de tirer avantage de sa condition intermédiaire, de profiter de la confusion autour de sa définition, pour goûter à « la vraie vie » en s’imposant le moins possible de contraintes. Une forme de fausse naïveté qui mettrait un peu plus de couleurs joyeuses dans l’image qu’ils se font de notre monde. L’adolescence évoque et invoque en effet une forme de Carpe Diem, au sens que nous en avons retenu aujourd’hui, c’est-à-dire une invitation à « profiter du jour présent ». Comme Jade, de nombreux ados imaginent qu’être adulte revient à être capable de s’assumer totalement, et donc ne pas avoir droit à l’erreur. Cette croyance les limite, et renforce leur peur de ne pas être à la hauteur. Par le biais de leurs loisirs et de leurs activités, les jeunes jouent alors avec le temps. « A défaut de gérer leurs horaires, avance Jocelyn Lachance, à défaut de connaître leur avenir et de comprendre leur passé, des adolescents s’aménagent des temps de désynchronisation, autant d’effets conjurant parfois le sentiment que le temps précieux de la jeunesse, inexorablement, prendra fin tôt ou tard… » (Lachance, 2011 : 129). Eprouver ensemble, entre pairs, donne de l’épaisseur à l’existence, ancre dans un présent partagé, et dans ce sens permet de poser les jalons qui leur manquent. Les réseaux sociaux se font ainsi le siège d’interactions à mi-chemin entre réel et virtuel.
La quasi-totalité des ados utilisent Facebook. Dès la 4ème, la plupart des jeunes Français possèdent un compte et l’alimentent quotidiennement.

« Ce site est pour l’internaute l’occasion de se constituer une image de lui-même sur un espace personnel qui le représente et qui devient l’interface par laquelle il se présente aux autres, précise Jocelyn Lachance.  En ce sens, il doit se construire une identité synthétisée et sélectionner des fragments de son existence pour ensuite les exposer […] En d’autres termes, avec Facebook, l’usager présente en permanence une image sans cesse renouvelée de lui-même à ces réseaux de sociabilité » (Lachance, 2011 : 100).

Ainsi, sans doute, les ados ont-ils le sentiment de se protéger d’un sentiment de dispersion identitaire. Car chaque image, même provisoire, est fixée, donnant de la consistance et de l’authenticité à ce qu’ils vivent, comme à ce qu’ils sont. Facebook leur permet en outre d’avoir le sentiment d’être toujours connectés au monde, aux pairs, de savoir précisément ce qui se passe dans la vie des autres sans avoir à fournir d’efforts particuliers. Être amis sur Facebook est pour beaucoup un gage de confiance, ce qui a son importance au vu de leur crainte largement exprimée de l’hypocrisie et des trahisons… Les jeunes liés par ce type de réseaux éprouvent l’impression de se connaître tous, même à distance, même sans s’être jamais vus.  On retrouve là l’idée d’une quête de repères qui viendraient les rassurer. On retrouve également l’idée selon laquelle le besoin d’être tous connectés, de vivre les choses en commun, de partager tout ce que l’on vit se présente comme essentiel pour la plupart des ados. Aussi la question de la dissolution des rites de cohésion peut-elle se poser aujourd’hui.
Il serait incorrect d’affirmer que tous les ados sont accros à Facebook. Beaucoup d’entre eux affirment ne pas avoir de profil sur le site, ou bien ne s’en servir que très occasionnellement. Mais il est indéniable qu’une bonne part d’entre eux se livrent effectivement, sur les différents réseaux sociaux, à une forme d’exhibition de leur intimité. Ce qui effraie généralement les adultes qui n’auraient pas eux-mêmes succombé à la pratique.  Sur les réseaux sociaux, les ados exposent leurs expériences, leurs doutes, leurs sentiments, leurs activités… Recevoir des commentaires positifs sur les images ou les statuts que l’on poste se présente de fait comme valorisant. Car en l’absence de codes et de repères communs à l’ensemble de nos sociétés, les ados cherchent validation auprès de leurs pairs. Les réseaux sociaux engagent les jeunes à se mettre en scène. En effet, il s’agit de proposer au regard de l’autre une image de soi que l’on a choisie et construite. Pour beaucoup, le virtuel est, en outre, envisagé comme barrière protectrice leur permettant d’affronter les peurs qu’ils pourraient éprouver au sein du processus de socialisation.

« Les spécialistes décrivent la perte des repères de l’enfance et insistent sur l’instabilité émotionnelle de ces jeunes [hypermodernes], explique Jocelyn Lachance. C’est dans ce contexte que le rapport au temps apparaît aussi comme une dimension essentielle pour comprendre l’adolescence qui ne peut être vécue par le sujet sans interroger son identité, c’est-à-dire qu’elle lui impose brutalement la question ‘qui suis-je ?’. Or, cette question en suppose d’autres : ‘d’où je viens ?’ Et ‘où je vais ?’. En d’autres termes, la condition même des adolescents les force à se questionner sur leur passé et leur avenir à un âge où s’impose le défi d’autonomisation et de définition de soi » (Lachance, 2011 : 3).

La notion d’identité narrative proposée par le philosophe Paul Ricœur apporte elle aussi des clefs pour mieux comprendre l’adolescence, et surtout l’appréhender comme étape importante de la vie. Cette notion renvoie à l’idée selon laquelle on serait ce que l’on raconte être. L’histoire familiale se présente comme l’un des axes structurant la construction de soi. Ainsi les ados se situent-ils aussi en fonction de ce qu’ils ont déjà vécu, ce qui fait d’eux des individus particuliers.  Sur les réseaux sociaux, les jeunes mettent en scène leur individualité. Le récit personnel prend ainsi une ampleur remarquable. Il s’agit de se raconter pour exister. Le rapport d’intensité que les ados entretiennent avec leur présent prend ici toute sa dimension : face aux incertitudes de l’avenir, aux parts troubles du passé, le présent impose, lui, son authenticité.
Certains sites, tels qu’Instagram, proposent de poster sur la Toile des photos qui seront jugées par les autres internautes, de raconter sa « story ». Sur ce type de sites, les ados avec lesquelles je me suis entretenue dans le cadre de mon enquête, m’ont confié poster essentiellement des photos les mettant en scène. Les adultes sont souvent déroutés par le manque apparent de réserve manifesté par les ados au travers de ce type de pratique. Se pose en effet, nous l’avons dit, la question de l’exhibition de leur intimité. Pour mieux appréhender cette question, Serge Tisseron propose la notion d’ « extimité », désignant l’exposition partielle de l’individu dans l’espace public. Selon lui, « Internet permet aujourd’hui à chacun de divulguer une partie de son intimité, aussi bien psychique que physique, à des millions d’inconnus » (Tisseron, 2006 : 173), Mais ce désir d’extimité est, précise-t-il, à distinguer de l’exhibitionnisme. « L’exhibitionniste, écrit-il, prend toujours soin de ne montrer de lui que ce qu’il sait pouvoir séduire ou fasciner. Au contraire, celui qui met sur la Toile une partie de lui dont la valeur publique n’a pas encore été approuvée prend toujours un risque » (Tisseron, 2008 : 127). Dans ce deuxième cas, qui concerne nos ados, on attend de l’autre qu’il commente et réagisse. De nouveau, il s’agit de trouver une forme de légitimation de soi.

Transmettre, accompagner

Ne maîtrisant pas les codes de ce type d’interactions virtuelles, beaucoup de parents confient avoir peur de Facebook. S’appuyant sur les drames relayés par les différents médias, certains d’entre eux imaginent que le danger y est omniprésent. Or, sur Facebook, il est facile et tentant d’ « espionner » son enfant afin de vérifier qu’il ne se met pas en danger. Beaucoup de parents, alors, revendiquent leur « droit de regard », bien que les recherches se fassent souvent de manière secrète. Car de nombreux parents possèdent un profil eux-mêmes et estiment pour certains légitime le fait d’être « amis » avec leur ado sur Facebook. Se pose ici la question des limites. Nombre d’adultes sont des utilisateurs assidus des réseaux sociaux. Eux-mêmes se livrent parfois à ce désir d’extimité, évoqué par Serge Tisseron, qui confère de la valeur à l’image de soi. Mais dans le cas des relations parents/enfants, le rôle du jardin secret – essentiel dans le processus de construction de soi – est mis à mal. Il permet pourtant la mise à distance, le détachement progressif menant à l’autonomie.
Qu’en est-il, dans ce contexte, de l’accompagnement des ados de l’hypermodernité ? Quel est le rôle des adultes référents ou accompagnants, et sur quelle base cet accompagnement peut-il se construire ? Nous l’avons évoqué, les ados se disent affectés par les images qu’ils reçoivent de notre monde. Pour eux qui sortent de l’enfance, âge, en théorie, de l’insouciance et de la sécurité, le choix d’orientation de la plupart des médias, dirigé généralement vers le sombre, le dangereux, le tragique, affecte considérablement leur vision du monde. Le bain qui est supposé les accueillir leur est régulièrement présenté comme trouble et hostile. Il s’agit alors sans doute prioritairement de travailler avec les adolescents autour de leurs représentations, en se posant la question des nôtres. Il s’agit de permettre aux adolescents d’opérer une distinction entre réalité logique et réalité psychologique, de repérer dans leur discours les distorsions, les généralisations, les sélections, afin de leur permettre de réviser la carte de leur monde et de se libérer de ce qui ne leur appartient pas réellement, ce qui ne correspond pas à leur identité profonde. La sémantique générale nous rappelle que « la carte n’est pas le territoire ». L’accompagnement des ados nous engage à garder en permanence cela à l’esprit. Pour beaucoup, leur besoin d’insouciance, de légèreté, se présente comme une soupape les protégeant de l’implosion. Dans le cadre de séances de coaching, il sera par exemple utile de vérifier que le jeune pratique des activités autotéliques, pour simplement éprouver le plaisir d’être soi et se sentir habiter le monde. Pour Jocelyn Lachance, « La culture du zapping, qui désigne l’habitude de passer rapidement d’une activité à une autre, est une manifestation de cette généralisation de la lassitude à l’égard d’un monde se renouvelant sans cesse » (Lachance, 2011 : 88). Les temps d’écoute proposés par un accompagnement adapté leur permettent d’activer le mode « pause », de prendre du recul sur soi et sur ce que l’on vit, de prendre conscience de ses valeurs et découvrir la satisfaction de devenir acteur de sa vie. A ce titre, les techniques de Communication NonViolente se présentent comme des moyens efficaces pour proposer au jeune de se mettre à l’écoute de ses émotions et de ses besoins. Concernant le coaching des adolescents, Frédéric Hudson précise que le travail se fait sur le sens, sur l’identité de la personne et sur ses buts. Il s’agit pour le jeune de se reconnaître, d’être bienveillant avec soi-même, afin de pouvoir goûter à la quiétude de se sentir en congruence. Hudson insiste également sur l’importance des relations interpersonnelles dans ce cadre, sur la nécessité de trouver sa place et d’accéder peu à peu à l’autonomie, de se forger ses propres repères.
Les témoignages d’ados que j’ai pu recueillir indiquent que nombre d’entre eux souffrent d’un déficit d’accompagnement au sein de leur parcours de construction identitaire.
« Si on engage avec eux une relation – c’est à-dire pas une réactivité -, si on a les regards qui se croisent, avance Anne, médecin scolaire en collège, la parole dirigée vers l’autre et en attente d’une demande de leur part, ça marche. Les règles éducatives restent. Je ne suis pas inquiète à ce niveau-là. Par contre, j’ai le sentiment que l’évolution sociale fait que, peut-être, nous, adultes, nous ne prenons pas notre place d’adulte. Et que si on se positionne comme quelqu’un de sécurisant, et de plus tuteur qu’alter ego, le rapport se met en place clairement. Ils ont besoin de plusieurs référents adultes, intra famille et hors famille, pour se faire leur méli-mélo de réponses, pour pouvoir construire quelque chose qui leur sera personnel. Je trouve que parfois, ce rapport individuel, l’école ne le valorise pas suffisamment ».
Sans doute le système éducatif français nécessiterait-il des réajustements aux nouveaux paradigmes afin de proposer aux adolescents un accompagnement adapté à leurs besoins réels. Les ados d’aujourd’hui ont toujours connu Internet. Depuis leur plus jeune âge, ils ont eu l’habitude de voir leur image sur un écran. Ils ont conscience que le monde se construit sur une succession perpétuelle de changements et alors ils jouent avec le temps. Ils sont nés, si l’on peut dire, « au-delà du cadre », sans doute un peu en avance sur nous, mieux adaptés à notre environnement… Aussi le positionnement des adultes se révèle-t-il souvent complexe. La transmission, par exemple, se trouve mise en question. Désormais, les élèves ont la possibilité d’utiliser Internet pour faire leurs devoirs ou apprendre leurs leçons. « Les profs n’aiment pas trop ça. Ils préfèrent qu’on aille regarder dans le dictionnaire, ou dans les livres au CDI… », précise Barbara, 14 ans. Les informations, pourtant, sont toutes à leur portée. Internet offre la possibilité de trouver presque n’importe quelle donnée en un temps record. Pourquoi « perdre du temps », alors, à aller la chercher dans un livre ? Il existe inévitablement un décalage entre les moyens d’apprentissage auxquels les professeurs ont eux-mêmes eu accès lorsqu’ils étaient à l’école et ceux dont disposent à présent les élèves. D’autant qu’aujourd’hui, nous l’avons dit, toutes les informations sont vérifiables. La parole des professeurs, alors, est parfois mise en doute et semble bien moins respectée qu’elle ne l’était autrefois.  La transmission des savoirs, de fait, comme leur acquisition, s’en voient dévalorisés. Le travail sur le sens, dans ce contexte, prend une valeur d’autant plus grande. Il s’agit de donner du sens sur ce que l’on vit, à ce que l’on apprend, à ce que l’on fait.
Il semble également nécessaire d’opérer une distinction objective entre ce que le jeune souhaite pour lui-même et sur ce qu’il souhaite pour faire plaisir à ses parents, les rassurer ou au contraire s’opposer à eux, entre ce qui relève de ses peurs à lui et ce qui relève de leurs peurs à eux. « Pour elle, c’est très simple ! Elle est heureuse… C’est nous qui sommes en stress !», confie Laurent, père d’une ado de 15 ans. Nous l’avons évoqué, le discours des adultes conserve un impact important sur la construction des adolescents, en dépit de leur apparente précocité.
« L’un des plus gros clichés, c’est quand on dit par exemple que les ados, tout ce qui les intéresse c’est faire la fête, c’est les garçons etc., clame Magalie, 14 ans. C’est faux ! C’est vrai que c’est très important pour nous, mais y’a aussi l’après ! Moi, en permanence, je me demande où je vais aller, ce que je vais pouvoir faire. C’est beaucoup d’angoisse… Surtout qu’on a une pression extérieure énorme ! Parce que y’a les parents qui te demandent des notes, t’as les professeurs qui te mettent une pression monstre… Et des fois, tu te sens pas concerné par ce dont on parle. Tu sens que ça a pas de lien avec ta vie à toi, personnellement ».
Nombre d’ados se disent affectés par le jugement auquel ils se soumettent au travers de leurs résultats scolaires. Comment avoir confiance en l’avenir quand, en plus des sombres perspectives que l’on nous propose, on part en plus avec un handicap ? « Ce qui distingue véritablement la population des élèves du point de vue de la motivation scolaire, de l’image de soi et de la vision de l’avenir, c’est d’abord le niveau scolaire, explique Olivier Galland. C’est ce clivage entre les ‘meilleurs’ et les ‘moins bons’ qui constitue la césure principale de l’univers scolaire » (Galland, 2009 : 106). L’impératif de « réussir socialement » participe de manière notable à l’angoisse de certains adolescents éprouvant de fait des difficultés à faire des choix, à se définir et s’aimer soi, à se sentir libre d’être ce que l’on est de manière profonde et qui fait de soi un individu unique avec ses propres talents, ses propres qualités, sa manière singulière de participer à l’ordre du monde. Ainsi, il s’agit pour les adultes accompagnants de les aider à identifier stéréotypes, croyances limitantes et peurs superflues afin de leur permettre de se trouver soi, et donc de se réaliser personnellement comme professionnellement.
« J’hésite entre bouchère et auxiliaire puéricultrice, déclare Anaïs, 18 ans… Parce que je sais que quand tu fais bouchère, tu es sûre de trouver un emploi. Et puis je sais aussi que quand tu commences, tu es payé 1700 euros. Donc finalement, c’est mieux qu’auxiliaire puéricultrice, où j’aurai des horaires de m…, où je sais même pas combien je vais être payée… Je me vois bien faire auxiliaire puéricultrice. Mais quand je vois que la retraite c’est à 67 ans… Au bout d’un moment on perd la patience, et puis on s’use la santé… Moi, je me dis que si je fais ce métier et que je vais jusqu’à la retraite, il ne me restera que quelques années vivante et ce sera fini ! »
Dans ce contexte, quelle place peut-elle être accordée à la réalisation de soi ? Nombre d’ados interrogés dans le cadre de mon enquête m’ont confié projeter de vivre de « petits boulots et de débrouille », parce qu’ils imaginent qu’ils n’ont pas d’autre choix.

« Certains ne disposent pas des ressources de sens pour demeurer à la hauteur des exigences requises par une société plus âpre […] Issus de milieux souvent populaires, ayant parfois grandi dans les quartiers de grands ensembles, dans le mépris de l’école et de la culture, sans que leurs parents les soutiennent à ce propos, la dénigrant parfois eux-mêmes, ils ne disposent pas des atouts pour participer pleinement à la compétition. Ils peinent à mobiliser les ressources pour rebondir d’une situation à une autre […] Le monde du travail est difficile d’accès, et ils y occupent des emplois précaires ou ils sont souvent chômeurs. Les chances de promotion sociale leur sont plus mesurées que celles de leurs parents au même âge. Individus en creux, mal dans leur peau, sans ancrage symbolique solide, ils vivent leur condition personnelle comme une fatalité sur laquelle ils n’ont aucune prise. Ils sont souvent dans un décrochage social, surtout s’ils rencontrent également des tensions affectives dans leur famille ou des blessures d’enfance qui les projettent dans une série de conduites à risque. Leur autonomie d’individu n’est pas un élargissement de leur liberté mais une série de restrictions » (Le Breton, 2013 : 110).

Spécialiste de l’adolescence, David Le Breton a notamment étudié les conduites à risque des adolescents. Il explique que dans ce type de conduites, le corps est utilisé comme objet transitionnel entre soi et le monde. Rapprochant ces conduites de l’ordalie, le « jugement de Dieu », il précise qu’il s’agit pour ces jeunes de dépasser la souffrance morale et le désarroi en jouant avec la mort au travers d’une forme de rites ordaliques. « A défaut de trouver en soi le jeu de vivre, il s’agit de se jouer de la mort comme on mise une dernière carte, écrit-il. Certes, on peut penser que la solution n’est pas la meilleure, mais c’est la seule que le jeune a trouvée, celle qui s’impose à lui à son corps défendant ». Mon expérience de formatrice en insertion professionnelle auprès d’un public de 16-25 ans dits « très éloignés de l’emploi » m’a permis de confirmer combien la dispersion identitaire, le sentiment de rejet et de négation de soi, projetés dans et par le regard des autres, peut être à l’origine d’un besoin de fuir ou d’abandonner son existence. Par des biais aussi divers que la consommation régulière de stupéfiants ou la radicalisation religieuse, par exemple. Dans ce dernier cas, les jeunes se disent séduits par la promesse d’être reconnus et accueillis pour ce qu’ils sont, par la promesse de trouver enfin sa place et de faire partie d’un ensemble plus grand. Parce qu’ils ne parviennent pas à trouver cette reconnaissance dans le monde dans lequel ils ont grandi. Il semble, en effet, que la construction et la reconnaissance identitaires constituent une base indispensable à leur épanouissement futur. Ainsi que le préconise Hudson, le coaching des adolescents ne peut donc se dispenser d’un travail autour de l’identité.  Car il s’agit sans doute en premier lieu de les accompagner vers l’estime de soi et la confiance en soi.
Amy, 22 ans, confie qu’elle a eu recours à l’entame (le fait de se couper ou de se brûler la peau, afin de transcender la souffrance morale par une douleur physique).
« C’est une phase de ma vie pendant laquelle j’étais très perdue, explique-t-elle. J’allais pas bien du tout et j’ai commencé à sombrer dans la drogue et l’alcool. Et j’ai fait une tentative de suicide. Je me suis retrouvée à l’hôpital. Et ils m’ont dit que j’avais une personnalité type « borderline » et que j’avais un trouble bipolaire. Donc il faut que je suive un traitement médical. C’est vrai qu’après avoir fait ça, je me suis rendu compte que non, j’étais pas folle, que c’était juste un déséquilibre mental réglable par la médecine et que j’avais pas besoin de me faire du mal pour aller mieux […] Je suis droitière. J’ai donc plus tendance à me faire du mal sur le bras gauche. C’est donc sous le poignet gauche que j’ai choisi de me faire tatouer « Atme » [« Respire ! », en allemand].  Le fait de voir le mot « respire ! », ça me dit : « Putain ! Au lieu de te faire du mal, prends du recul, respire ! ». C’est comme un petit rappel, en fait ».
Pour les adolescents que l’on dit « en souffrance », aussi bien que pour ceux qui vivent leur âge de manière plus sereine, l’accompagnement recherché relève sans doute de cela. Sans doute ont-ils besoin qu’on les invite, comme Amy, à respirer, à s’arrêter un moment pour se mettre à l’écoute de soi. On constate qu’à l’origine de la plupart des souffrances adolescentes se trouve un déficit d’amour de soi. Comment avoir confiance dans l’avenir, trouver sa place au milieu des autres lorsque l’on ne s’accueille pas soi de manière inconditionnellement bienveillante ? Pour se construire soi, pour s’épanouir dans la sérénité et la congruence, les ados d’aujourd’hui ont sans doute besoin d’être encouragés à « devenir ce qu’ils sont », pour reprendre la maxime chère à Nietzsche. Ils deviendront adultes dans un monde en mutation. Un monde objectivement nouveau. Il ne s’agit donc pas de les faire entrer dans des moules anciens, mais de leur permettre de découvrir la joie de préparer son adultité avec confiance, de se livrer à une construction identitaire plus sereine. Nombre d’adultes s’inquiètent de les voir autant s’ancrer dans le présent, dans la connexion et le partage instantané de ce qu’ils vivent. Mais s’agit-il véritablement toujours d’une fuite ? D’une volonté de prolonger le temps de l’adolescence le plus possible afin de reculer le moment de « prendre ses responsabilités » ? Ou bien les ados d’aujourd’hui ont-ils davantage conscience que la réalisation de soi se construit effectivement dans le présent et l’adaptation aux mutations de notre monde à mesure que celles-ci se dessinent ?

Conclusion

Le discours de nombre d’adultes au sujet du contexte mondial actuel est perçu comme plutôt pessimiste par les adolescents. Aussi leurs représentations autour de l’âge adulte et de ses responsabilités ne les encouragent-elles pas à s’y engager avec enthousiasme. Ainsi, l’adolescence contemporaine a tendance à traîner en longueur ; on peine à en sortir, parce qu’on craint de s’engager, de se lancer dans le vide. Le rôle des adultes référents et accompagnants conserve pourtant toute l’importance qu’il avait au sein des rites de passage des sociétés dites « traditionnelles ». Bien que l’opposition aux parents soit constitutive de la construction de soi, le besoin d’être rassuré, d’être aimé pour ce que l’on est et non pour ce que l’on fait, est exprimé par l’immense majorité des ados qui souffre assurément d’un déficit généralisé d’estime de soi. Un questionnement autour de cette question du positionnement des adultes vis-à-vis des jeunes se présente donc comme indispensable préalable à tout accompagnement juste, respectueux et adapté. Le terme même de « crise d’adolescence » impose l’idée d’un bouleversement et ainsi éloigne de l’éventualité d’une traversée dans la quiétude. Bien souvent, les ados ne se sentent pas en crise eux-mêmes. Ce sont généralement les parents qui le déclarent parce que leurs repères changent, que les représentations de leurs ados évoluent et s’affirment, que les anciennes recettes ne fonctionnent plus. Et parfois leurs peurs deviennent aussi celles de leurs ados.
Du monde dans lequel nos ados deviendront adultes, nous ne connaissons rien. Ou très peu. Une immense palette de choix de vie s’offre en réalité à eux. Il s’agit donc, sans doute, de les accompagner vers un recentrement sur soi, sur ses valeurs, ses ressources, ses talents, ses plaisirs, afin de leur permettre de se construire dans la congruence, d’accorder leurs choix et leurs comportements avec leurs aspirations profondes, de prendre conscience de leurs extraordinaires capacités adaptatives (leur agilité technologique en est une illustration patente !), afin qu’ils puissent se reconnecter au plaisir d’être soi, parfois laissé de côté au sortir de l’enfance. Sans doute est-ce cela qu’ils attendent de nous. Que nous les encouragions à poser des jalons en parfait accord avec ce qu’ils sont véritablement. Je ne sais pas ce qui est bon pour toi de manière durable. Mais je peux t’accompagner, dans un accueil inconditionnellement bienveillant, à te mieux connaître, afin que tu sois en mesure de prendre sereinement des choix qui t’appartiennent.


Références

Galland, O. (2009) Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? Paris : Armand Colin.
Goguel d’Allondans, T. (2002) Rites de passage, rites d’initiation – Lecture d’Arnold Van Gennep. Québec, Canada : Les Presses de l’Université Laval.
Jeffrey, D. (1998) Jouissance du sacré – Religion et post-modernité. Paris : Armand Colin.
Lachance, J. (2011) L’adolescence hypermoderne – Le nouveau rapport au temps des jeunes. Québec, Canada : Les Presses de l’Université Laval.
Le Breton, D. (2012) Conduites à risque – Des jeux de mort au jeu de vivre. Paris : PUF.
Le Breton, D. (2013) Une brève histoire de l’adolescence. Paris : J.-C. Béhar Goguel d’Allondans, T. (2002) Rites de passage, rites d’initiation – Lecture d’Arnold Van Gennep. Québec, Canada : Les Presses de l’Université Laval.
Müller, E. (2013) Une anthropologie du tatouage contemporain – Parcours de porteurs d’encres. Paris : L’Harmattan.
Müller, E. (2015) Dans la peau d’une ado. Paris : Armand Colin.
Müller, E. et Sellami, M. (2016) « L’adolescence au prisme du genre féminin » in Penser l’adolescence – Approche socio-anthropologique, sous la direction de Jeffrey, D. Paris : PUF.
Tisseron, S. et al. (2006) L’enfant au risque du virtuel.  Paris : Dunod.
Tisseron, S. (2008) « Une nouvelle culture des images », in Cultures adolescentes. Entre turbulence et construction de soi, sous la direction de David Le Breton. Paris : Editions Autrement.
Van Gennep, A. (1981) [1909] Les rites de passage. Paris : Picard.

commentaires

Une réponse sur « Accompagnement des adolescents hypermodernes »

Bravo et merci pour votre remarquable compréhension des ados de notre époque et, plus encore, pour votre contribution à leur acceptation inconditionnelle, préalable précieux pour leur accompagnement.

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