Catégories
Numéro 8 09/2019 Numéros

La carte et le territoire : réflexions autour des 3 prémisses d’Alfred Korzybski

La métaphore cartographique de la carte et du territoire est largement répandue. Nous aimerions revenir sur ses conséquences dans la pratique du coaching.

Gérald Portocallis
Première publication le 24/09/2019 – Article de recherche


 

« Qui irait nier que les gens aient des opinions et des désirs, sinon le personnage démodé du behaviouriste borné dont tout le monde se moque ? Quel obscurantiste irait refuser l’intérêt pour la psychologie des recherches neurologiques ? (…) Qui refuserait la platitude : les gens agissent en fonction de ce qu’ils croient savoir et de ce qu’ils veulent obtenir ? Mais au bout du compte, le lecteur a la surprise d’apprendre qu’en accordant ces vérités peu contestables il a accepté les uns après les autres les éléments d’une métaphysique de l’esprit. » (V. Descombes, 1995, p.107)

La métaphore cartographique de la carte et du territoire est largement répandue en coaching. Présente dans les écrits de Bertrand Russell dans son Introduction à la Philosophie Mathématiqueet de Josiah Royce, cette analogie a été largement popularisée par Alfred Korzybski. Elle lui a permis en effet de formuler une distinction présente dans les trois prémisses qui fondent la sémantique générale.

  1. Une carte n’est pasle territoire. (Les mots ne sont pasles choses qu’ils représentent.)
  2. Une carte ne couvre pas toutle territoire. (Les mots ne peuvent pas couvrir tout ce qu’ils représentent.)
  3. Une carte est auto-réflexive. (Dans le langage nous pouvons parler à proposdu langage.)

Beaucoup de commentaires ont déjà été écrits au sujet de ces 3 prémisses. Loin de nous l’idée, dans ce court article, de les présenter et de les analyser de manière exhaustive. Néanmoins, nous aimerions revenir sur leurs conséquences dans la pratique du coaching mais aussi et surtout sur leurs conséquences logiques. En effet, alors que ces trois thèses semblent à première vue facilement acceptables, remplies de bon sens et plutôt logiques, nous allons voir qu’elles posent peut-être plus de questions qu’elles n’apportent de réponses lorsqu’on prend en compte tout ce qui en découle. Dans sa préface à son œuvre monumentale qui a occupé douze années de sa vie à temps plein, Science and Sanity, an introduction to non-aristotelian systems and genral semantics, il déclare que « quiconque étudiera le présent ouvrage sera facilement convaincu, par ses observations des difficultés de l’homme dans son existence et dans la science, que la majorité de ces difficultés naissent d’évaluations obligatoirement fausses, dues à des identifications inconscientes non conformes aux faits » (1933, p. 142). La volonté première d’A. Korzybski est ainsi de sortir d’une structure de langage métaphysique, hérité du système aristotélicien, qui nous empêcherait de penser et de parler de manière adéquate du monde et des faits.
Ce qu’il propose et revendique est le développement d’un système non-aristotélicien fondé sur d’autres présupposés garantissant ainsi la sanité de l’esprit, dont les facteurs sont à retrouver dans la science. Par science, il entend à la fois la science expérimentale mais aussi et surtout la science mathématique et logique, qui a trouvé un nouvel essor en la personne de Bertrand Russell au début du XX ème siècle. Nous voyons ainsi que, derrière l’apparente simplicité des trois prémisses, un véritable changement de conception du langage et plus largement de l’homme est envisagé. « La ‘nature humaine’ peut être changée, dès lors que nous savons comment la changer. L’expérience et l’expérimentation montrent que ‘changer la nature humaine’, ce qui était supposé impossible sous le règne de l’élémentalisme verbal, peut être accompli dans la plupart des cas en quelques mois, à condition d’attaquer ce problème au moyen de la technique particulière, non-élémentaliste, neuro-psychologique, de la non-identité » (Korzybski, 1933, p. 133).
Cette déclaration ne doit pas laisser indifférent le coach, car même si ce dernier a affaire à des problématiques de changement, ce dernier n’a pas comme projet de changer la nature humaine ni de modifier la structure du langage de son client. Si on tient fermement à l’éthique dans le coaching, nous ne devons pas confondre la volonté de d’amélioration du client avec celle d’une transformation radicale. L’identité du client, comme il apparaîtra, doit être analysée avec précaution et son rapport au réel ne peut être remis en cause de manière complète. N’oublions jamais que le coach se doit de garantir la sécurité ontologique de son client. C’est pourquoi il nous apparaissait nécessaire de revenir dans cet article sur le projet global d’A. Korzybski ainsi que sur le sens profond des trois prémisses de sa sémantique générale, sans forcément rentrer dans les détails techniques de son système basé sur des procédés extensionnels.

I La carte n’est pas le territoire : représentation et réalité :

La première prémisse est de loin la plus connue. Elle pose explicitement la distinction entre d’un côté la représentation et de l’autre, la réalité. Plus précisément, il est affaire ici de langage. Les mots que nous employons pour décrire la réalité ne sont pas les choses elles-mêmes. L’acte de dénomination est très important car il permet de structurer notre pensée grâce à la formation de concepts et rend possible le phénomène de classification. Le nom est comme une étiquette selon Korzybski qui est d’une grande utilité car il « met en oeuvre chez un individu donné toute une constellation ou configuration d’étiquettes, de définitions, d’évaluations etc. unique pour chaque individu, fonction de son environnement socio-culturel et linguistique et de son hérédité, en relation avec ses désirs, ses intérêts, ses besoins, etc. » (1950, p.35-36).
Cette première analyse sur l’importance du langage, plus précisément des mots que nous employons pour décrire la réalité, est cruciale et d’un intérêt notable pour le coach pour qui la matière même de son travail avec le client réside dans le langage. En effet, même si le para-verbal est tout aussi important (voire parfois plus important selon certains contextes précis) que le verbal, il ne saurait y avoir de coaching proprement dit sans langage. La parole du client est le matériau premier sur lequel travaille le coach grâce à la technique du questionnement et de la reformulation pour justement accéder aux représentations diverses et variées de son client. Les mots ne sont pas la réalité mais seulement des représentations et ce sont justement par leur intermédiaire que j’accède à la carte du monde de mon client. Du côté de ce dernier, la prise de conscience que ses mots ne sont pas la réalité lui permet de prendre du recul sur sa manière de voir le monde et ses croyances envers la réalité. Ses représentations ne sont pas forcément les mêmes que celles des autres hommes ni de son coach d’ailleurs. Cet écart crée une distanciation chez le client qui lui permet d’entrevoir la différence entre sa carte du monde et le territoire.
Cette importance du langage se révèle aussi dans l’entrelacement entre les mots et le monde à cause de la structure même du langage. En effet, tout système, lequel est défini par A. Korzybski comme « un ensemble complexe de doctrines coordonnées, donnant lieu à des règles méthodologiques et à des principes d’action qui affectent l’orientation que nous adoptons pour agir et pour vivre … est exprimé dans un langage qui possède une certaine structure, qui se fonde à son tour sur des présupposés silencieux et qui, en fin de compte, reflète et renforce ces présupposés sur et dans le système » (1933, p. 129). Nous voyons bien l’effet circulaire qui conduit au renforcement de nos croyances dans tout système de représentations. Le système s’exprime dans un langage et en même temps, le langage renforce le système. Il en va de même pour la structure du langage. Celle-ci est l’expression du système par lequel nous nous représentons le monde. Nos manières d’envisager le monde et la réalité ont déteint sur notre manière de concevoir le langage. Et en même temps, la structure de notre langage fonctionne désormais comme un filtre qui détermine en partie, pour ne pas dire en totalité, la réalité. Cette circularité de la structure du langage vis-à-vis du monde est très bien décrite par A. Korzybski quand il souligne que « chaque langage reflète dans sa propre structure celle du monde telle que l’ont présumée ceux qui ont développé ce langage. Réciproquement, nous projetons dans le monde, la plupart du temps inconsciemment, la structure du langage que nous employons » (1950, p. 37). En analysant les mots de son client, le coach accède à ses représentations car ils reflètent autant sa vision de la réalité (qui détermine l’utilisation de certains mots au lieu d’autres) que le filtre de sa pensée sur le monde.
Jusque là, force est de constater que la première prémisse comporte des éléments d’analyse intéressants pour le coach. Le problème intervient quand A. Korzybski critique la structure du langage qui s’est lentement établie dans le monde et qu’il qualifie de système aristotélicien.
Le rejet de l’identité et des lois de la pensée :
Ce qu’il critique par-dessus est « la croyance dans l’unicité de la forme de représentation sujet-prédicat » (1950, p.47) c’est-à-dire que toutes les propositions véritables du langage ont cette forme « ceci est jaune » ou « les boutons d’or sont jaunes », où les termes « ceci » et « boutons d’or » sont les sujets et où « jaune(s) » sont les prédicats. Or, ces propositions sont reliés et rendus possibles par le verbe « être » qui établit ainsi une identité et une attribution de qualité à un sujet. Telle est la deuxième grande critique d’A. Korzybski à l’égard du système basé sur un principe d’identité qu’il faut dépasser. « La structure sujet-prédicat du langage résulta de l’attribution à la ‘nature’ de ‘propriétés’ ou ‘qualités’ alors que les ‘qualités’, etc., sont en fait fabriquées par nos systèmes nerveux. La perpétuation de telles projections tend à maintenir l’humanité aux niveaux archaïques de l’anthropomorphisme et de l’animisme dans leurs évaluations de leurs environnements et d’eux-mêmes » (Ibid., p. 50-51). Le « est » d’attribution comme dans l’expression « la rose est rouge » et le « est » d’identité comme dans l’expression « la rose est une fleur » conduisent à des types primitifs d’évaluation. « L’importance de ce « est » d’identité implanté dans la structure de notre langage peut difficilement être surestimée, tant il affecte nos réactions neuro-évaluationnelles et conduit à des estimations inappropriées dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous, qui sont parfois causes de grandes tragédies » (Ibid., p. 51-52).
Nous voyons ainsi qu’il en va d’une révision complète de la structure du langage en prenant appui sur les critiques des logiciens du début du XX ème siècle, Frege, Peano, Russell et Whitehead. Plus largement, et tel est le but affiché d’A. Korzybski, ce dernier veut remplacer les traditionnelles « lois de la pensée » à savoir :
1) la loi d’identité: tout ce qui est, est ;
2) la loi de contradiction: rien ne peut à la fois être et n’être pas ;
3) la loi du tiers exclus: tout doit, ou bien être ou bien ne pas être.
par les trois prémisses que nous connaissons. En effet, si la carte n’est pas le territoire, alors il n’y a pas d’identité pure et simple entre les mots et la réalité. La première prémisse viole ainsi les lois de la pensée en posant justement cet écart et cette distanciation comme nous l’avons vu entre la représentation et la réalité. Les mots n’accèdent pas à la réalité.

II Une carte ne couvre pas tout le territoire

Cette prémisse affirme que la carte ne pourra pas représenter tout le territoire. Il faudra faire des choix. Car si l’on reportait tout ce qu’il y avait dans la réalité sur la carte, celle-ci ne serait que la copie conforme de la réalité et n’aurait plus vraiment d’intérêt. Une carte, comme un mot, ne peut représenter tous les faits. La catégorie de la fleur ne peut pas désigner tous les types de fleurs qui existent. Et certaines d’entre elles ne pourront pas tomber sous cette catégorie car la description du mot sera trop sommaire. Cela signifie que certains détails sont ignorés car force est de constater que la carte est schématique et est toujours plus petite que la réalité. Par cette prémisse, Korzybski introduit la notion d’échelle et d’ordre d’abstraction. La carte est ainsi toujours plus petite que la réalité. Et cette conscience d’abstraction est selon lui la bonne méthode pour ne pas mélanger les mots et les choses et succomber au piège de l’identité. « Le degré auquel nous sommes « conscients d’abstraire » … devient un élément clé dans notre façon f’évaluer et peut donc pour une large part affecter notre manière de ‘percevoir’. Si nous pouvions inventer des méthodes pour augmenter notre « conscience d’abstraire », nous pourrions nous libérer des limitations archaïques, préscientifiques et/ou aristotéliciennes inhérentes aux structures de langage plus anciennes » (1950, p.66).
La deuxième prémisse contredit aussi les lois de la pensée qui, selon le principe de non-contradiction, établit qu’une chose soit est soit n’est pas. Cette loi a pour conséquence directe par rapport à la métaphore de la carte et du territoire d’impliquer que soit mes mots correspondent à la réalité soit qu’ils n’y font pas partie. Or, avec cette deuxième prémisse, Korzybski introduit une notion de flou, de manque et d’écart. L’expression « les mots ne peuvent pas couvrir tout ce qu’ils représentent » signifie qu’il y a comme une indétermination de la signification. Les mots, tout comme la carte, ne peuvent exprimer et référencer tout ce qui existe sur le territoire. Et en cela, nous suivons complètement le fondateur de la sémantique générale mais peut-être pas pour les mêmes raisons.
Si la carte reste toujours différente du territoire, c’est parce que premièrement, comme le souligne Michel Houellebecq dans son livre La carte et le territoire, « la carte est plus intéressante que le territoire ». Et cela est le cas parce que la carte révèle une partie de nos intérêts. Nous plaçons sur la carte nos intérêts, ce que nous jugeons importants. A travers les mots du client, le coach distingue les désirs et motifs de ce dernier, ces centres d’intérêts fondamentaux. La carte du monde du client révèle ses intérêts. Et c’est ce à quoi le coach essaie d’accéder pour les questionner et les mettre en perspective selon l’objectif que s’est donné le client. Il n s’agit pas de faire correspondre la carte avec le réel, comme si il en allait d’une conformation avec le monde mais bien de saisir les différences entre la carte et le territoire. Car ce sont ces différences qui sont mises à jour par le coach au bénéfice de son client. Comme l’a bien fait remarquer Grégory Bateson (1996, p. 277), qui se repenche sur la métaphore de la carte et le territoire « En revenant sur cette phrase, après des années de réflexion sur d’autres aspects de l’épistémologie… je me suis rendu compte que ce qui passe du territoire à la carte –c’est-à-dire du monde extérieur au cerveau–, ce sont desnouvelles d’une différence. S’il n’y a pas de différence dans le territoire, il n’y a rien à mettre sur la carte, qui restera vide. De plus j’ai remarqué que  chaque  carte possède  ses  règles qui  précisent  quelles différences  du  territoire doivent  être  reportées sur  la carte. Ce qui arrive jusqu’à la carte, ce sont des nouvelles de différences, et ce qui y reste, ce sont des différences qui, grâce à un codage stylisé, deviennent des comptes-rendus de ces nouvelles ».
Nous voyons ainsi à quel point le mythe d’une carte totale, qui correspondrait parfaitement à la réalité, n’est pas du tout le but de Korzybski. Ce mythe est en effet apparu parfois chez certains auteurs à la recherche de la carte parfaite. Mais dans ce cas, on tombe dans un paradoxe dont Lewis Carroll s’est amusé de peindre avec délice dans Sylvie et Bruno (1990, p. 692) :

   « Voilà une chose que nous avons apprise de votre pays, dit Mein Herr, faire des cartes. Mais nous l’avons poussée beaucoup plus loin que vous. À votre avis, à quelle serait la plus grande échelle de carte utile ?
– Je dirais au cent millième, un centimètre au kilomètre.
– Seulement un centimètre ! s’exclama Mein Herr. Nous avons atteint cela très vite. Puis nous avons tenté dix mètres au kilomètre. Puis vint l’idée grandiose (the grandest idea of all) ! Nous avons réellement fabriqué une carte du pays, à l’échelle d’un kilomètre au kilomètre !
– Vous en êtes-vous beaucoup servi ? demandai-je.
– Elle n’a jamais encore été déroulée, dit Mein Herr ; les fermiers ont fait des objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche presque aussi bien (nearly as well) ».

Au-delà de la drôlerie de la situation qu’on imagine sans la concevoir réellement, Lewis Carroll réalise un renversement tout à fait intéressant et saisissant car il prend le contre-pied de Korzybski tout en indiquant une faille dans la pensée de ce dernier. Finalement, à trop vouloir marquer la différence entre la carte et le territoire, on perdrait peut-être de vue le but premier de la carte, à savoir de se repérer dans le réel. Et la troisième prémisse, concernant l’auto-réflexivité de la carte, qui apparaît en plus pour Korzybski comme la plus puissante, nous repousserait encore plus loin du réel en confondant la chose dans la représentation mise en abîme indéfiniment.

III Une carte est auto-réflexive

Korzybski reprend ouvertement le thème du système auto-représentatif révélé par Josiah Royce puis développé par Bertrand Russell. Royce développe dans son livre The World and the Individual, en 1900, l’image d’une carte d’Angleterre tracée sur une portion même du sol anglais qui, elle-même contient aussi une carte d’Angleterre, qui elle-même contient une carte d’Angleterre, etc. Le philosophe américain a fait de cette carte inscrite dans ce qu’elle représente et qui donc se représente comme elle-même inscrite dans ce qu’elle représente, etc. le paradigme de ce qu’il appelle des « systèmes auto-représentatifs ». Une carte est auto-réflexive parce que d’une part nous pouvons parler à propos de cette carte, tout comme avec le langage, nous pouvons parler à propos du langage, avoir un discours sur la pensée et créer ainsi à l’infini une série hiérarchique de niveaux d’abstraction. Les deux précédents philosophes ont conduit ainsi Korzybski à « la découverte suivante : les principes des différents ordres d’abstraction, le caractère multiordinal des termes, les termes sur/sous définis, les réactions d’ordre second (la « pensée » à propos de la « pensée », le doute du doute, la peur d’avoir peur, etc.), l’interaction thalamo-corticale, le caractère circulaire de la connaissance humaine etc., tous ces facteurs peuvent être considérés comme généralisant la théorie des types mathématiques » (1950, p. 65). C’est pourquoi toute carte est auto-réflexive en ce sens qu’une ‘carte idéale’ devrait inclure une carte de la carte, etc., indéfiniment.
bien évidemment de même que la carte ne couvre pas tout le territoire, la carte idéale ne sera jamais réalisable. Mais l’auto-réflexivité affirmée et désirée de Korzybski nous pousse quand même à un niveau où finalement, tout n’est plus que représentation.
D’autre part, la carte est auto-réflexive car une carte parle autant de son objet que du cartographe qui l’a créée. La carte révèle et reflète l’utilisateur. « Pour être complète, une carte devrait représenter “une carte de la carte“ ainsi d’ailleurs que le cartographe, puisque carte et cartographe font tous deux partie du terrain au moment où la carte est dressée » (Bulla  de Villaret,  1973, p. 67). Cette mise ne abîme constante de la carte nous pousse quand même dans un sentiment de vertige de la représentation. Car au fond, si nous avons bien compris qu’il était strictement impossible de représenter le territoire de manière complète, nous sommes désormais à l’exacte opposé. Tout n’est plus que représentation, comme il est déjà apparu. Or, comme le remarque Jocelyn Benoist (2018, § 49 ), « si la carte peut, en tant que carte, s’inscrire dans le territoire, alors c’est que, à la limite, le territoire lui-même, peut-être, peut se réduire à une carte. À la fin de l’histoire, il ne serait plus d’autre territoire que la carte ; autre façon de dire que c’est la notion de « territoire », avec la composante réaliste qu’elle véhiculait, qui s’effondre. Le monde est sa représentation ou en tout cas la frontière entre le monde et sa représentation vacille. »
A force de vouloir lutter contre le principe d’identité, qui est selon Korzybski le père de tous les maux, nous nous retrouvons alors dans la confusion entre la chose et le représenté. Pour briser le langage métaphysique aristotélicien qui donne trop à la réalité, le père de la sémantique générale tombe finalement dans l’autre piège de la métaphysique, dans le caractère infini de la représentation. L’exemple de la rose rouge est éclairant à ce sujet. Quittant le langage ordinaire, je ne peux plus dure « la rose est rouge » mais je dois plutôt dire « je vois la rose comme étant rouge ». Ainsi, par cette phrase, nous posons le point de vue par lequel la fleur est vue, le « je » ou cartographe et en même temps la carte qui n’est plus qu’un comment « comme étant rouge ». Il n’en va pas de l’être de la rose mais de la manière par laquelle, en fonction de mes capteurs sensoriels, je perçois la couleur. Tout n’est plus que représentation, à savoir un point de vue qui n’évoque plus qu’un comment. Il nous faut désormais voir ce qui est problématique à travers ce type de volonté de révision, outre le caractère irréaliste d’une telle entreprise qui ne trouvera jamais d’usage dans le langage ordinaire.

IV Critiques des prémisses :

Le premier problème est la remise en cause de l’accord qui se trouve toujours et déjà dans le monde au sujet de nos propositions sur le monde. Comme le souligne Sandra Laugier (2008, §22), « nos accords portent d’abord, dit Wittgenstein, sur des jugements ; les conventions sont le résultat d’accord dans et sur le langage, ce qui est une manière de fonder les normes sur des accords de communauté et de définir une communauté par l’accord sur certaines normes (qui peuvent être mises en question, mais de manière immanente, à l’intérieur de cet accord). Bref ce qui fonde l’usage du langage, c’est que nous soyons d’accord, non pas sur des significations particulières, mais sur des usages, des jugements et des normes. » Or, la volonté de sortir des usages du langage, qui seraient primitifs et liés à un système de pensée archaïque, passe totalement à côté des conditions de possibilité de révision d’un tel accord car il ne provient pas du langage lui-même mais d’une décision arbitraire afin de s’adapter aux récentes découvertes de la science. Nous l’avons vu précédemment avec l’exemple de la rose rouge. Que diriez-vous d’un individu qui vous dirait qu’il voit la rose comme étant rouge car la science nous a appris que la couleur est une longueur d’onde ? S’il était votre professeur de sciences, le contexte nous permettrait de comprendre la signification d’une telle proposition. Mais remplacer le langage ordinaire par ce langage non élémentaliste nous paraît une entreprise aussi impossible qu’incongrue.
Le deuxième problème de la pensée d’A. Korzybski porte aussi sur la relativisation des croyances actuelles au profit de connaissances établies par la science moderne. « Les méthodes physico-mathématiques trouvent dans notre vie quotidienne une application à tous les niveaux, unissant étroitement la science, et particulièrement les sciences exactes, aux problèmes de la sanité dans le sens d’un ajustement aux ‘faits’ et à la ‘réalité’ (Korzybski, 1950, p. 63). Sandra Laugier le rappelle encore une fois : « la tentation de relativiser nos croyances ou à l’inverse d’en donner un « fondement » rationnel absolu relèveraient d’ailleurs de la même illusion typique – celle, encore une fois, de la métaphysique, ou de l’explication radicale. »(Laugier S., 2008, § 23). Et nous avons bien l’impression que A. Korzybski joue en effet sur les deux tableaux.  D’une part, il relativise tout ce qui est produit et pensé par l’homme au sens où la carte n’est pas le territoire. Finalement, tout n’est que représentation. Et en même temps, il s’agit de fonder une nouvelle sémantique générale avec de nouvelles lois de la pensée basées sur les avancées théoriques de la logique contemporaine, des mathématiques et de la physique expérimentale. En d’autres termes, l’argument relativiste lui sert à critiquer la structure du langage ordinaire et l’argument fondationnaliste lui sert à établir un nouveau système du langage plus clair, pus fiable et plus sain. Or, comme le soulignait déjà Frege, « tout n’est pas représentation. Sinon, la psychologie contiendrait en elle toutes les sciences, ou du moins aurait juridiction suprême sur toutes les sciences. Sinon, la psychologie régirait aussi la logique et les mathématiques. Mais on ne pourrait méconnaître plus gravement les mathématiques qu’en les subordonnant à la psychologie. Ni la logique ni les mathématiques n’ont pour tâche d’étudier les âmes ou les contenus de conscience dont l’homme individuel est le porteur » (1971, p.191).
Le troisième problème est la perte du territoire au profit de la représentation. C’est, nous pensons le problème le plus grave, car c’est celui qui a le plus d’implications dans la pratique du coaching. Faire prendre conscience au client qu’il possède une carte du monde qui filtre la réalité est une première étape. Cela participe de l’éthique de la connaissance de soi et de l’éthique de la déconstruction que nous avons dévoilé dans notre précédent article « Ethique, Morale et Déontologie » (2017). Mais le triptyque éthique que nous avions développé se terminait par l’éthique de la congruence, à savoir le fait de trouver un moment une correspondance, fut-elle relative et non complète, entre ma carte et le monde pour justement me projeter dans l’action et trouver des repères dans la réalité. Ce n’est pas parce que l’identité n’est pas une pure identification à soi que l’individu n’est pas doté de valeurs et de croyances fondatrices qui forment son Soi profond. La critique de l’identité de Korzybski laisse de côté le sentiment de l’identité profonde de l’individu qu’il peut saisir à travers l’analyse de sa carte. De même, il serait intéressant de revenir sur la fameuse phrase de Lewis Carroll : « utiliser le pays lui-même comme sa propre carte ».
En effet, comme le questionne Jocelyn Benoist (2018, § 52), « une inscription de la représentation dans la réalité même n’est-elle pas possible, là où précisément nous faisons usage de tel ou tel élément d’une réalité pour représenter celle-ci, suivant une prise pour ainsi dire immanente et oblique, plus que transcendante et de surplomb, sur cette réalité ? » N’est-ce pas le travail du coach d’amener son client à trouver le moyen de parvenir à son objectif, autrement dit, à inscrire sa représentation dans la réalité ? Le coach, après avoir travaillé sur les croyances et le système représentationnel du client, va ainsi développer une stratégie afin de trouver des moments, des contextes concrets pendant lesquels ses prochaines actions vont prendre sens. Ce sont donc des points du territoire que vise le coach pour que le client puisse se repérer. Nous assistons ainsi à une inversion complète du point de vue de Korzybski. La prise en compte de la différence logique entre la carte et le territoire ne nous conduit pas dans un système auto-réflexif où tout n’est que représentation. Au contraire, cette distanciation doit nous pousser à prendre le réel, le territoire, comme notre prochaine carte au sens où le monde contient toujours et déjà les accords possibles de nos jugements et de nos actions. Encore faut-il trouver des points réels sur lesquels s’accrocher ! « De même que les reliefs ou les rivages revêtent immédiatement une valeur d’orientation qui fait de ce paysage, pour celui qui en utilise les saillances pour définir sa route, comme une carte. Les amers ne constituent-ils pas pour le marin comme une forme de cartographie primitive de la côte ? – encore faut-il les sélectionner et en user de façon réglée comme points d’orientation, évidemment. Ce n’est pas, alors, que la réalité se dissolve dans sa représentation ; c’est que nous faisons de tel ou tel de ses aspects la mesure de cette réalité. En ce sens, le territoire, ou plus exactement une certaine partie du territoire, peut faire office pour lui-même de carte, parce que nous utilisons ainsi certains de ses traits distingués » (Benoist J., 2018, § 53).
Finalement, pour conclure avec une analogie éclairante, Korzybski commet l’erreur du débutant coach, qui, après une analyse du langage de son client, lui ferait prendre conscience que ses mots ne reflètent pas la réalité pour lui dire ensuite comment il devrait parler et voir les choses. C’est exactement ce que décrit Wittgenstein (2004, § 40) : « Lorsque nous sommes en désaccord avec les expressions du langage ordinaire (qui ne font que leur travail) nous avons une image dans notre tête qui est en conflit avec l’image de notre manière ordinaire de parler. Alors nous sommes tentés de dire que notre manière de parler ne décrit pas les faits tels qu’ils sont vraiment ». L’expression ici intéressante est « faire leur travail ». Korzybski demande et exige du langage qu’il corresponde aux faits grâce à une méthode scientifique. Or, le langage ordinaire ne fait que son travail, il permet d’assurer un accord commun entre les hommes. Et le coaching, s’il ne fait que son travail, permettra au client de trouver comment utiliser le territoire comme sa propre carte afin d’atteindre son objectif, autrement dit, de trouver comment s’inscrire dans la réalité. SI cela peut paraître évident voire simpliste, il en va pourtant d’une des tâches les plus difficiles à réaliser.


Bibliographie

Benoist J., 2018, « La carte et le territoire », dans Cartographier Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines, Isabelle Ost (dir.), Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis.
Bateson G., 1996, Une unité sacrée: quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit. La couleur des idées, Paris, Seuil.
Bulla De Villaret H. 1973, Introduction à la sémantique générale de Korzybski, Paris, Le courrier du livre, (réédité en 1992).
Carroll L., 1990, Sylvie et Bruno (suite et fin), traduit par Deleuze (F.) in Carroll (L.), Œuvres, Paris, Gallimard.
Descombes V., 1995, La Denrée mentale,Paris, Éditions de Minuit.
Frege G. 1971, Écrits logiques et philosophiques,tr. fr.par C. Imbert, Paris, Le Seuil.
Korzybski A., 1950, « Le rôle du langage dans les processus perceptuels », dans Une carte n’est pas le territoire, 1998, Paris, Editions de l’éclat.
Korzybski A., 1933, « Préface à la première édition de Science and Sanity », dans Une carte n’est pas le territoire, 1998, Paris, Editions de l’éclat.
Laugier S., 2008, « Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein », dans Noesis, Sciences du vivant et phénoménologie de la vie, 14.
Portocallis G. 2017, « Ethique, morale et déontologie : la place du coaching », dans Revue européenne de coaching, n°4, Presses linkup.
Wittgenstein L., 2004, Recherches philosophiques, Paris, NRF, Gallimard.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *