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Numéro 6 05/2018 Numéros

Philosophie et neurosciences : au cœur du problème

Cet article a pour objectif de revenir sur la conception réductionniste neuroscientifique du Moi conscient. Nous la formulerons dans un cadre philosophique, en exposant par là-même ses origines historiques, qui sont elles-mêmes philosophiques.

Ricardo Alatorre
Première publication le 03/05/2018 – Article de recherche


Résumé

Cet article a pour objectif de revenir sur la conception réductionniste neuroscientifique du Moi conscient. Nous la formulerons dans un cadre philosophique, en exposant par là-même ses origines historiques, qui sont elles-mêmes philosophiques. Nous tenterons ainsi d’esquisser une remise en question de ses fondements et implications logiques. Une bonne manière de rétablir le dialogue autour d’un mystère encore irrésolu : celui de la conscience humaine
Mots-clés : neurosciences, philosophie, coaching, cerveau, moi, ego

Abstract

Throughout this article we will treat on the reductionnist neuroscientific conception of the conscient self. We shall formulate it in philosophical terms, exposing its historical origins, which are also philosophical. This way, the logical foundations and implications will be reconsidered. A good way to start again the dialog on an unsolved mystery : that of human consciousness.
Keywords : neurosciences, philosophy, coaching, brain, ego


Les neurosciences connaissent un essor remarquable de nos jours. Le Human Brain Project, par exemple, a été lancé par l’Union Européenne en 2013 et vise à faire une reproduction artificielle du cerveau humain, dans le but de faire avancer la connaissance en maladies neurodégénératives et aussi les neurosciences cognitives. Le parachèvement d’un tel projet coûtera plus d’un milliard d’euros. Plus largement, le progrès technique permet de plus en plus de s’aventurer dans les méandres du cerveau, organe qui se profile à la fois comme le nouvel objet de la certitude scientifique et comme l’objet de beaucoup de mystères encore à résoudre. En ce XXIème siècle, riches de connaissances scientifiques sur le monde qui nous entoure, nous sommes pourtant spectateurs du développement d’une nouvelle connaissance qui en est encore à ses débuts. Le cerveau nous est trop connu et en même temps encore et toujours énigmatique.
Cette nouvelle connaissance se démarque pourtant de toutes les autres pour une raison en particulier. Le cerveau se trouve à la jonction de la connaissance de la nature et de la connaissance de l’homme. Autrement dit, le cerveau est au croisement entre le corps et l’esprit : certains d’entre nous pourraient ainsi voir en une sorte de « clé de l’énigme ». Par corps nous désignons le corps humain mais plus largement le monde des corps, le monde physique qu’étudient les sciences de la nature. Par esprit il est question non seulement de la pensée et de ses catégories, qui aux fondements de la connaissance, mais aussi des sentiments, croyances et motivations humaines. Les neurosciences revêtent à ce point de l’importance de nos jours parce qu’elles se proposent de dissoudre le clivage ayant toujours existé entre deux domaines du savoir, de concilier au sein d’un seul paradigme le corps et l’esprit : la connaissance de l’homme par l’homme qui se déploie dans les sciences humaines et la connaissance objective du monde matériel qui s’élabore dans les sciences de la nature. Comprendre le plus secret que recèle le cerveau, c’est en quelque sorte une manière de résoudre le mystère de l’existence, puisque la question « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » contient de manière tacite la question « pourquoi sommes-nous conscients de quelque chose ? ».  L’une des réussites ultimes de ce domaine de la recherche pourrait alors être de parvenir à résoudre le mystère du sens de la vie. Dans cet article il s’agira de revenir quelque peu sur le principe de départ de la conception neuroscientifiques de la conscience, pour dévoiler une incohérence qui lui est inhérente. Nous parlons de la manière par laquelle un paradigme strictement neuroscientifique identifierait la conscience au cerveau humain et à rien d’autre.
Notre dessein n’est pas d’invalider tout une série de connaissances sur le cerveau humain acquises grâce à la méthode scientifique et basées sur l’expérimentation, encore moins d’apprendre aux scientifiques comment appréhender leur objet d’études. Non, notre but est de faire un point sur la cohérence et la signification de l’hypothèse sous-jacente et fondamentale qui ordonne de l’intérieur la recherche sur le cerveau. Cette hypothèse, redisons-le avec d’autre mots, c’est que le Moi, noyau de la conscience et de notre être, est le cerveau – que nous sommes notre cerveau.

Le Moi cerveau

Que veut dire le fait que Moi = cerveau ? Et d’où naît le besoin de repenser une telle affirmation ?  Car ce n’est pas par nécessité de réhabiliter une pensée religieuse, de remettre l’âme, immortelle, à l’ordre du jour que nous nous penchons sur la question. Nous voulons revenir sur une telle équivalence parce nous pensons que si nous la poussons jusqu’à ses dernières conséquences, elle reviendrait à affirmer l’impossibilité de connaître la réalité du monde extérieur et donc de sortir de nous-mêmes – ce qui serait contradictoire avec l’essence même de toute connaissance scientifique. C’est donc d’un enjeu énorme qu’il s’agit.
Une telle équivalence est explicitement défendue par le biologiste Jacques Monod (prix Nobel de médecine en 1965) dans son essai Hasard et nécessité ; nous la retrouvons aussi mais de manière implicite dans le livre Spinoza avait Raison d’Antonio Damasio, neurologue américain de renommée. Le premier écrit notamment : « toute performance ou structure téléonomique [finalisée] d’un être vivant, quelle qu’elle soit, peut en principe être analysée en termes d’interactions stéréospécifiques [par figure et mouvement] d’une, de plusieurs, ou de très nombreuses protéines » (Monod, 1970 : 68). Le Moi cerveau est une conception de la conscience selon laquelle celle-ci serait uniquement une expression du corps humain, un logiciel extrêmement complexe expliqué entièrement par des ressorts physiologiques. C’est une vision des choses qui cadre bien avec l’esprit scientifique de notre temps, puisqu’il n’y est plus question d’esprit pur, de métaphysique ni de sentiments transcendants. Par un raccourci quelque peu douteux – qui consiste à mettre en avant le fait évident que sans le cerveau nous ne pourrions être conscients ni penser, pour à terme déduire que l’esprit est donc uniquement le cerveau –, nous en venons à penser qu’avec la notion de Moi cerveau, c’en est fini de la superstition ayant caractérisé l’être humain dans le passé. Et, même si pour tous ceux qui penseraient de cette manière, le Moi conscient demeure toujours un mystère, le fait de le réduire en principe à un support matériel semble logiquement cohérent pour ces mentalités, disons, « cartésiennes », car il semble qu’on ne fasse que décrire la conscience dans la terminologie claire et concrète de la connaissance scientifique. Cette position se distancie ainsi de maints courants philosophiques qui ne veulent pas réduire la conscience au cerveau, mais surtout de l’histoire de la philosophie et sa tradition métaphysique. En réalité, le paradigme que nous pouvons nommer neurocentriste – parce qu’il ramène toute la question de l’esprit à la neurologie –, se détache de la philosophe en soi en ceci que la recherche de sens au sein des divers concepts humains n’est plus de mise : ce ne seraient plus que les explications froidement scientifiques des faits qui feraient office de vérité. Pour donner un exemple, les valeurs de base qui donne toute sa légitimité à la démocratie ne pourraient plus être utilisée pour penser l’organisation entre les hommes correctement ; il faudrait en fait concevoir cette notion humaine strictement comme un comportement humain qui surgit en fonction de stimulations précises dans le cerveau, et la clé de l’organisation de l’organisation de la vie en société serait à déterminer en termes strictement neurobiologiques. C’est pourquoi des films de sciences fiction tels que GATTACA donnent une image futuriste du monde où le modèle de société égalitaire et démocratique est dépassé au profit d’un modèle strictement élitiste basé sur le fonctionnement de la génétique. Du moment où nous affirmons que ce sont uniquement ces ressorts physiologiques qui comptent, cela finit par faire que le monde conscient de notre subjectivité se retrouve dépossédée de toute valeur de vérité, et même de toute valeur tout court – ce qui est la contre évidence même et aussi une contradiction, puisque c’est notre conscience elle-même qui parvient à connaître le monde de l’angle des sciences de la nature lui-même. Nous reviendrons sur ce point précis dans la deuxième partie de cet article.
Le neurocentrisme qui se prétend si éloigné de la philosophie a pourtant une origine philosophique. La réflexion autour de la conscience et du Moi est une réflexion philosophique par excellence.  A présent nous allons retracer la tradition philosophique qui est à l’origine d’une telle conception de la conscience humaine. L’histoire du Moi et donc de la conscience aussi puisque du point de vue de l’individu l’un et l’autre se confondent, est presque aussi vieille que les hommes. En occident, elle débute avec l’histoire de notre civilisation, en Grèce antique. La philosophie est cette discipline qui a pour objet la pensée et sa capacité de connaître ce qui est en dehors d’elle, à savoir les objets du monde extérieur. Or, il n’est pas de pensée ni de connaissance sans conscience. La conscience est le point de départ, dont, bien que nous ne le connaissions réellement en tant qu’objet, nous faisons l’expérience immédiate. Le Moi, c’est la conscience prise dans cette expérience immédiate d’elle-même, c’est-à-dire dans un certain point de vue, qui est celui de la première personne. La philosophie est donc en quelque sorte la conscience qui prend conscience d’elle-même et de toutes ses potentialités.  Du point de vue d’un Moi qui s’incarne et qui par conséquent doit se vivre et non seulement se penser, la philosophie est l’incorporation de la pensée et de la connaissance au sein d’une perspective particulière – la perspective du corps –, d’une manière particulière d’être et en fonction de certaines exigences, et c’est pourquoi pour l’être humain sur un plan pratique, elle prend la forme d’une connaissance de soi et partant d’un savoir-faire dans l’art de vivre.  C’est ainsi que le philosophe, explorateur des possibilités de la pensée, en vient à revêtir le rôle du sage.
Le premier grand penseur du Moi est Platon. Grand parce que nous lui devons beaucoup : la tradition occidentale de la pensée et de la sagesse, l’essor de la science en tant que quête personnelle mais absolue de la vérité, lui sont directement liés. Platon est aussi le philosophe du dualisme. A la question « qu’est-ce que l’être ? », Platon répondrait qu’il est corps et esprit. Tout est corps et esprit, de la même façon que nous sommes nous-mêmes corps et esprit. Le Moi, pour lui, est esprit pur, il est âme. Il y aurait ainsi du côté de l’esprit les idées, vérités immuables toujours identiques à elles-mêmes, et de l’autre côté le monde des corps, qui est monde de l’incessant changement, du devenir où tout ne fait que frôler l’être. Platon explique grâce à la théorie du dualisme l’expérience vécue de l’être humain, qui possède d’une part un corps soumis à la croissance, à la vieillesse et à la mort et qui observe aussi le changement de toute ce qui l’entoure, et d’autre part un intellect qui demeure étrangement constant, qui se reconnait lui-même au-delà de tous ces changements et qui reconnaît les choses, autant d’objets qui possèdent des qualités particulières et qui se distinguent les uns des autres ! La philosophie platonicienne, à partir de la théorie de l’être qu’elle établit, sert à résoudre le paradoxe selon lequel nous changeons tout en restant nous-mêmes. Par ailleurs cela est vrai pour tout, puisque tout ce qui est dans le monde est définit d’une certaine manière et n’est compréhensible qu’en vertu de cette définition, alors qu’il ne cesse pourtant de se modifier dans le temps. La conscience, dans sa manière d’appréhender le réel, ne peut s’empêcher de caser ce qui est perçu : elle conçoit alors un monde où les propriétés des choses sont fixées, non-soumises à l’action corrosive du temps. Un monde extratemporel, éternel, s’ouvre à nous, mais nous ne pouvons que le goûter tant que nous sommes en vie car nous sommes enchaînés au monde des corps. Ce qui est défini d’une telle manière ne saurait être autre que ce qu’il est et ce absolument parlant : tel est le fondement de la logique, le principe de non-contradiction. Il ne saurait y avoir un cercle carré, par exemple. De cette façon Platon en vient à prouver dans Le Phédon l’existence d’une âme humaine immortelle, qui serait à l’image des toutes les autres idées. Ce dualisme platonicien sera beaucoup plus tard identifié par Nietzsche comme étant la source du christianisme, mais ce dualisme platonicien aura été au préalable commenté et apprécié par des pères de l’Eglise chrétienne tels que Saint Augustin.
Cette théorie philosophique nommée aujourd’hui réalisme est remarquable, elle est en quelque sorte la première perle la raison dans l’histoire universelle. Elle marque le moment, pour ainsi dire, de la découverte de la raison. Toutefois, le philosophe Platon se focalisait davantage sur la dimension morale de l’existence humaine et faisait donc moins d’attention à la réalité concrète du monde. Il n’y avait pas une très grande place pour l’observation des faits naturels dans leur complexité. Certes, Platon estimait au plus haut point la géométrie, l’études de ces formes à mi-chemin entre le monde des corps et l’éternité des idées, mais il s’intéressait moins à la physique, à la biologie, bref, aux sciences de la nature. Le nouvel intérêt porté à ce domaine de la connaissance et l’importance soulignée de l’observation de l’existant dans l’optique de l’élaboration d’un savoir fiable, ont fait d’Aristote une figure qui, tout en étant académicien (formé à l’école de Platon) s’est distingué de son maître et a repris le flambeau du génie philosophique. Donnons un exemple parlant de ce qui distingue Platon et Aristote : en matière de politique, Platon a rédigé un grand ouvrage nommé La République où il établit, au moyen de l’exercice seul et souverain de la pensée rationnelle, la forme du meilleur des gouvernements possibles, la République, alors qu’Aristote affirme qu’il est préférable d’observer la totalité des régimes politiques existants et de juger par la suite lequel est le plus convenable. Aristote, bien que reprenant certaines des thèses platoniciennes, s’est concentré davantage sur l’étude du monde matériel, sur l’observation plutôt que sur la déduction purement logique de l’existant à laquelle le réel devrait en principe se conformer. Du point de vue de l’âme, cela facilité d’emblée le terrain à une conception physiologiste de l’âme humaine, car on commence à observer les mécanismes corporels qui permettent le fleurissement de l’esprit au sein du corps. Mais Aristote ne pensait aucune que l’âme des êtres humains était entièrement explicable par la médecine.
Puis la modernité en philosophie commence René Descartes. Descartes sépare à son tour une substance matérielle d’une substance pensante, preuve que la modernité n’est pas tout à fait une rupture avec les philosophes grecs – la renaissance artistique, aux débuts de la modernité, est justement un renouement avec l’antiquité. Ce qui change essentiellement, c’est que Descartes participe à jeter les fondements d’une méthode dans l’approche du monde en vue de la connaissance, à savoir une méthode de l’esprit où le Moi apprend à observer le monde en évitant l’erreur. Cela de pair avec des notions telles que celle d’instantia crucis (experimentum crucis) forgée par Sir Francis Bacon, constituera plus tard le propre de la méthode scientifique. Dans son Discours de la méthode, Descartes écrit :

Mais comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant circonspection en toutes choses, que si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter aucune des opinions qui s’étaient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse auparavant employé assez de temps pour faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenais et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes choses dont mon esprit serait capable. (Descartes, 2001 : 24)

Ce qui a lieu dans la philosophie de Descartes, vis-à-vis de la notion de Moi, c’est une certaine réconciliation entre l’esprit et le corps, entre la substance pensante et la substance étendue. Alors que pour Platon le monde des corps était par principe trompeur et plein d’illusions, la métaphysique de Descartes fait que l’esprit se voit pourvu des bonnes facultés pour connaître le monde dans toute l’étendue de sa vérité ; le monde matériel serait en réalité en adéquation avec la vérité immatérielle, parce que la matière obéirait à des lois scientifiques constantes, qui sont des lois de l’esprit et dérivées de la géométrie. L’erreur de l’opinion devient alors le fruit des croyances non questionnées que nous avons reçues pendant l’enfance et non plus le reflet d’une certaine limitation de l’esprit humain pour comprendre les choses de l’esprit. Chez Platon en revanche, l’esprit humain, en tant qu’il est incarné, sera toujours conçu comme limité du point de vue de la connaissance car il n’est pas esprit pur. C’est ainsi sur ce point que fait saillie l’aspect le plus remarquable de la modernité : l’autonomie naissante de l’individu en matière intellectuelle, qui est aussi et surtout à comprendre vis-à-vis l’autorité religieuse prépondérante de l’époque. La modernité constitue le début d’un regain de confiance dans la quête de connaissance scientifique et dans l’accroissement de notre maîtrise technique du monde et de nous-mêmes, volonté qui donne origine à la célèbre phrase « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 2001 : 70). Descartes met à la première place de la hiérarchie des savoirs la médecine, ce qui n’est pas sans rapport à la conception strictement physiologique de l’homme que nous entendons critiquer au sein du neurocentrisme. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que la santé n’est pas un bien, ici nous voulons simplement souligner la provenance historique d’une conception actuelle du Moi, or il est devient clair que cette modernité philosophique se trouve aux prémices d’une vision strictement physiologiste du monde – point qui sera encore démontré par le cours qu’a suivi l’évolution de la tradition philosophique occidentale dans ses plus grandes lignes et que nous tâcherons d’exposer à présent.
Après Descartes, nous entrons dans la période des lumières avec Emmanuel Kant. Ce philosophe, penseur apprécié par beaucoup de chercheurs en neurosciences et figure prédominante du paysage philosophique, a poussé encore plus la réflexion sur l’autonomie de l’individu en vertu de sa faculté de connaître. Ce que Kant dit, c’est que l’individu ne se contente pas de percevoir passivement – mais adéquatement comme le prétendait déjà Descartes – une réalité extérieure qui lui serait donnée telle quelle : la perception humaine est un appareil de constitution active du donné. La perception crée le perçu. Ainsi l’individu n’est pas seulement susceptible de connaître le monde, il est aussi à la source de ce qui va se donner, dans l’expérience, comme objet de la connaissance. L’entendement humain est une sorte de logiciel du cerveau qui organise le donné sensible selon les critères de juxtaposition et de succession ; l’entendement fait entrer le donné dans ce qu’on appelle des formes a priori de la sensibilité :  l’espace et le temps. Le temps et l’espace ne sont pas réellement au dehors, ils sont à comprendre comme des conditions qui rendent possible l’expérience humaine d’un monde. Ce sont des capacités d’appréhension du réel qui appartiennent à l’intellect, c’est-à-dire au cerveau. Le Moi est en ce sens, pour Kant, le point vers lequel toutes les expériences convergent. En tant que le Moi est immédiatement vécu dans ses différents états, qui sont des états conscient et partant émotionnels aussi, ou bien des états liés à des besoins corporels tels que la faim et le sommeil, il connaissable et s’appelle le Moi empirique. C’est donc la conscience dans ses différents états. Il y néanmoins un aspect du Moi qui lui n’est pas connaissable, qui n’est qu’une idée et qui s’appelle le Moi transcendantal. Ce Moi n’est pas quelque que l’on pourrait connaître par l’expérience, c’est simplement une idée de laquelle pourtant nous ne saurions nous passer, puisque c’est cette idée du Moi transcendantal qui assure l’unité du moi empirique éprouvé à travers nos différents états de conscience. Cette idée a peut-être aussi nourri la conception neuroscientifique du Moi. Si dans la philosophie kantienne la notion de Moi transcendantal a un statut de réalité (même si pas physique), au sein d’un paradigme strictement matérialiste cette notion du Moi conçu comme une idée pourrait être vue comme un Moi illusoire dont l’effet de réalité serait strictement généré par le cerveau. Il suffit de nier toute existence autre que matérielle pour parvenir à cette conclusion. Ce qui n’est pas le cas chez Kant. Il n’en reste pas moins alors que nous ne pouvons affirmer qu’il soit question chez Kant d’une quelconque sorte de neuroconstructivisme. En effet, il est certes question dans la pensée kantienne d’un monde construit par l’entendement, construit donc par les différentes perceptions qui arrivent jusqu’au cerveau et qui y sont traitées, mais la chose perçue se distingue bel et bien d’une chose en soi qui est bien réelle et qui est la source de ce qui est perçu, ce qui présuppose qu’il y ait bel et bien un monde extérieur, et que le perçu soit aussi une fidèle image des réalités de l’objet à l’origine de la perception. Cette chose en soi, si nous ne pouvons pas la connaître, nous pouvons du moins la penser, ce qui constitue une condition suffisante pour établir sa vérité. C’est pourquoi nous affirmons qu’avec Kant, l’entendement ne crée pas tout compte fait le réel : la perception ne fait que mettre en ordre le réel.
Nous franchissons un cap dans la remise en question de la réalité du monde extérieur avec Arthur Schopenhauer. Cet autre philosophe allemand, disciple revendiqué de Kant, fonde sa philosophie sur la découverte kantienne des formes a priori de la sensibilité, mais il en va jusqu’à ôter sa réalité au monde extérieur, en affirmant que le monde tel que nous le connaissons n’est en fait qu’une représentation et qu’il n’y a donc pas de chose en soi. Pour démontrer cela, Schopenhauer s’appuie sur les découvertes et connaissances scientifiques de son époque qui démontrent le rôle actif de la subjectivité humaine dans la perception du monde et surtout la dimension constructrice de la subjectivité. Dans De la Quadruple racine du principe de raison suffisante, Schopenhauer énumère de nombreuses modifications que le cerveau opère sur le donné, comme quand par exemple la Lune paraît plus grande à l’horizon alors qu’elle n’est pas plus lointaine, ou tout simplement le fait que notre cerveau remet à l’endroit l’image que nos yeux perçoivent à l’envers. Il en conclut que le monde de la représentation est entièrement construit par le cerveau et non seulement mis en ordre comme l’aurait pensé Kant. Ce qui veut dire en réalité : il n’y pas de monde sans sujet pour le percevoir ; le monde est fait pour être perçu par une subjectivité ; le corrélat sujet-objet est une nécessité ; sans sujet le monde de l’objet cesse littéralement d’exister. Nous pouvons faire deux remarques sur cette conception des choses. Premièrement, Schopenhauer est ainsi l’un des premiers précurseurs du neuroconstructivisme de l’histoire de la philosophie, car il affirme clairement que le monde de l’expérience est construit entièrement par le cerveau. Deuxièmement, et c’est très important de le souligner, ce n’est pas tant l’inexistence du monde extérieur qui est affirmée dans la théorie du monde comme volonté et représentation, mais plutôt l’inexistence du Moi. Expliquons-nous. Le monde représenté est certes une illusion, mais le seul fait que cette illusion soit possible, qu’il y ait quelque chose à sentir en dehors de notre corps, c’est parce que le monde n’est pas seulement représentation, il est aussi volonté. La volonté est une force sous-jacente à toute chose qui produit l’agitation du monde et définit la vie comme ce qui cherche toujours à s’affirmer, même si c’est dans la souffrance et l’insatisfaction. Le fait qu’il y ait quelque chose à sentir au dehors, cela signifie plutôt que la volonté s’affecte elle-même pour s’affirmer et que nous percevons cela illusoirement comme si un Moi était affecté par un objet extérieur. Cette illusion du Moi serait une manière pour la volonté de s’affirmer, mais il n’y aurait en réalité pas de Moi et donc pas d’autrui non plus, mais bien une unité fondamentale du vivant. Il y a une quelque sorte un seul sujet pour un seul objet, à savoir le corrélat absolu sujet-objet, qui détermine toutes choses et qui doit faire l’expérience de lui-même de toutes les manières possibles pour remplir l’exigence de son affirmation. Le neuroconstructivisme schopenhauerien, tout en concevant le monde et le Moi comme une construction du cerveau, voit le Moi comme une illusion de laquelle il faudrait se détacher.
Le neuroconstructivisme moderne pourrait s’appuyer sur la vision schopenhauerienne du monde conçu comme représentation, mais il faudrait enlever toute cette autre dimension plus métaphysique qui est celle du monde conçu comme volonté et qui en réalité donne au premier point de vue son sens et sa signification. Il resterait donc un monde matériel totalement régi par la causalité et qui, très important, ne serait pourvu d’une finalité quelconque (le sens que lui donnait sa dimension métaphysique se serait dissipé). Ce serait par conséquente aussi un monde entièrement déterminé puisque, même si nous n’arrivons pas à saisir l’étendue de la chose, rien n’échappe à la chaîne de la causalité. Il semble bien que ce soit bien là le point de point de vue neuroconstructiviste, puisqu’il y a d’une part une vision du monde matériel comme étant dépourvu de finalité, puisque purement matériel, or la matière ne peut pas avoir de finalité si elle n’est que matière. Toute finalité serait en définitive une notion humaine qui ne trouve pas sa place dans l’absolu. D’autre part, le cerveau pris dans son interaction avec le monde serait entièrement déterminé dans le sens où tous les processus physiologiques qui sont déclenchés au sein de cette interaction sont déterminés selon un modèle causal où ce qui vient avant détermine totalement ce qui vient après. Ainsi la liberté serait, elle aussi, une illusion. La philosophie de Schopenhauer au contraire, bien que contenant en germe beaucoup des principes qui fondent cette vision neuroconstructiviste moderne du monde, diverge irrémédiable d’avec celle-ci en ce qu’il offre la possibilité à l’homme de connaître l’essence cachée des choses (qui se trouve au-delà de la matière) et aussi la capacité de retrouver une liberté réelle de dernier recours à travers l’exercice de la négation de la volonté, qui passe par le détachement vis-à-vis des passions et du corps. C’est ainsi que pour Schopenhauer l’idéal de l’homme supérieur n’est pas le guerrier, mais le saint :
 

« Nous avons vu plus haut que la haine et la méchanceté avaient pour première base l’égoïsme, et que celui-ci résulte de la sujétion où est l’intelligence à l’égard du principe d’individuation ; nous avons constaté que la justice, puis, à un degré supérieur de développement, l’amour et la générosité, en ce qu’ils peuvent avoir de plus élevé, ont pour origine essentielle une intelligence qui voit à travers ce principe ; seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention purement bonne, qui va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime. » (Schopenhauer, 2016 : 476)

 
Nous avons jusqu’ici effectué un voyage historico-philosophique nous conduisant jusqu’à une conception du Moi proche de l’équivalence Moi = cerveau. Avec Schopenhauer, nous avons réussi à comprendre ce que veut dire l’équivalence en question. Si le Moi est bel et bien la création du cerveau, il ne peut être qu’illusoire, car cette espèce de constance de l’être n’est serait vraie que tant que le cerveau existe pour nous procurer une telle illusion. Mais avec le Moi le monde duquel le Moi prend conscience et duquel il est indissociable n’est à son tour qu’une illusion lui aussi. Une illusion ne va pas sans l’autre, car avec notre propre individualité s’efface l’individualité de tout autre objet – c’est l’individualité en soi qui devient illusoire. Tels sont, nous pensons, les implications de la conception neurocentriste de la conscience et du Moi, alors même que les neurosciences s’entêtent à vouloir penser le monde selon sa réalité. Voilà pourquoi il faut repenser de telles conceptions.

Au cœur du problème

Dans son livre Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, le philosophe allemand Markus Gabriel parle de cette vision réductionniste issue des neurosciences. Nous disons réductionniste parce qu’elle réduit la notion de conscience à seulement un pan de ce qu’elle signifie, à savoir au support physiologique qui la rend possible au sein d’un organisme vivant. En ce sens il écrit :

En réalité, notre conscience phénoménale s’est créée au cours de scénarios évolutifs, ce qui ne signifie pas, il faut le souligner sans réserve, que l’esprit humain n’est qu’un phénomène entièrement lié à l’évolution. « Esprit » (mens) et « conscience » (consciencia) ne sont pas identiques et c’est aussi la raison pour laquelle la neurobiologie ne couvre pas entièrement tout le champ de l’étude de l’esprit : elle ne braque sa loupe que sur quelques-unes des conditions nécessaires à l’existence de la conscience. (Gabriel, 2017 : 139)

Cette citation donne le ton de la critique que nous pouvons adresser à la thèse neuroscientifique du Moi conscient. En effet, une possible critique de la conception réductionniste de la conscience ne passe pas par l’invalidation de tout un domaine de recherche qui est celui de la neurobiologie ; il s’agit bien plutôt de dire que la neurobiologie ne peut pas tout expliquer et ne se limite qu’à un champ de la connaissance délimité. Avant de poursuivre sur les limites de la conception neurobiologiste de la conscience, récapitulons ce qui a été dit jusqu’ici au cours de cette analyse. Nous avons établi que de nos jours une conception radicalement scientifique de la conscience voudrait que la conscience ne soit que le résultat d’un état du cerveau et rien d’autre, état certes extrêmement complexe. Ce qui veut dire que la conscience en réalité serait une illusion de réalité et de liberté, puisque la conscience nous dit beaucoup plus lorsque nous en faisons l’expérience : elle semble donner accès aux choses elles-mêmes telles qu’elles existent au dehors ; elle semble être la porte d’entrée vers la réalité absolue, vers ce qui existe en lui-même et indépendamment de nous et qui existe parfois de manière intemporelle, non soumise au devenir ; elle est aussi fondée sur l’évidence de notre pouvoir d’agir de manière autonome, libre. Or, si la conscience n’était qu’un produit des neurones, le monde que nous connaissons ne pourrait jamais dépasser le statut de représentation cérébrale et intime du cerveau parce que tout serait la création humaine, trop humaine, d’un système nerveux qui perçoit un réel auquel nous n’avons absolument pas accès car celui-ci nous sera toujours présenté dans sa forme « traitée » et humanisée. Non seulement cela, mais en fait il n’y aurait rien derrière le monde cérébralement crée parce que tout serait une création du cerveau. Nous ne pourrions alors pas faire d’hypothèses quant à l’être des choses elles-mêmes ni quant à l’existence de choses intemporelles non plus. En matière de liberté, il faudrait accepter que nous ne sommes pas libres, mais simplement que nous avons l’impression de l’être. Il faudrait accepter que le monde qui nous est donné est préparé par notre système neuronal et que celui-ci interagit avec lui d’une manière qui dépasse notre pouvoir d’agir : il serait dans une relation strictement déterministe – causale – avec son milieu. Vis-à-vis du fait que cette conception de la conscience se détache de la philosophie, nous avons essayé de mettre en évidence l’origine philosophique d’un tel point de vue – le but tacite de ceci étant d’affirmer que ce n’est pas une conception originale des choses et que la philosophie a déjà traité de tels problèmes de manière plus exhaustive du point de vue de la cohérence conceptuelle de départ, et mis sur la table les limites d’une telle conception. Schopenhauer par exemple, tentai de concilier une évidence et l’autre à travers sa doctrine du monde comme volonté et comme représentation. Car il s’agit davantage de concilier deux réalités différentes que de rabaisser l’une d’entre elles au rang d’illusion futile. Qui plus est, Schopenhauer trouve à son tour une porte de sortie vers l’extérieur (l’absolu). Il voit en la volonté l’essence cachée au-delà de l’illusion isolante du réel perçu comme pure représentation ; et pour nous hommes, cette porte de sortie, telle qu’elle est vécue dans la chair, s’appelle compassion et elle permet et nourrit la charité et qui nous révèle l’unité de fond entre moi et autrui, entre tout ce qui vit et qui existe. La sensation d’exister elle-même comprise en dehors de toute perception est la volonté elle-même qui se montre à nous de manière immédiate et qui nous donne accès à l’essence de l’être. C’est une manière de rendre compte d’un aspect ultra-évident de la conscience, qui est cette impression d’exister dans un monde qui nous dépasse et d’être en constant contact avec l’autre (au sens le plus large du terme) et que l’existence demeure même quand nous nous en allons. Toute conception strictement scientifique des choses qui ressemblerait à la vision schopenhauerienne du point de vue du monde comme représentation – et c’est ce que nous avons montré –, ignore cet autre versant pourtant crucial de la philosophie de ce dernier et ne garde que la compréhension mécaniste du monde de l’expérience, qui ne saura jamais vraiment expliquer quoi que ce soit à l’existence humaine.
Le point de vue neuroscientifique ignore alors cette dimension essentielle de la conscience qui est d’être vécue comme expérience du monde – d’un monde pourvu de sens qui ne sont pas totalement crées par notre cerveau. Alors, plus que de résoudre le problème, le problème de la conscience se retrouve ignoré. Avec une verve très particulière, souvent humoristique et toujours très claire,  Markus Gabriel lance un argument contre le neuroconstructivisme : « Si toute connaissance dérive de l’expérience et que nous n’acquérons donc jamais de connaissance définitive de quoi que ce soit – car l’expérience peut toujours nous en apprendre plus et mieux –, comment pourrions-nous définitivement savoir, par exemple, qu’il ne faut pas torturer des enfants ou que l’égalité politique doit être un but de toute société démocratique ? » (Gabriel, 2017 : 103). Dire en effet que le Moi = cerveau, c’est aussi avancer que toute connaissance possible ne peut advenir que par le moyen de l’expérience sensible, ce qui présuppose qu’il pourrait toujours y avoir une autre expérience pour corriger la précédente qui faisait office de savoir.
Avec ces considérations nous sommes arrivés au cœur du problème : la dimension solipsiste de la conception neuroscientifique du Moi. Aussi nous avons posé ce problème sur plan philosophique et nous allons continuer notre analyse de manière philosophique. Nous disons donc que l’équivalence Moi = cerveau conduit vers une position solipsiste. Cela signifie que si le Moi conscient était identique au cerveau, la totalité du monde que ce Moi perçoit, lui-même inclus, ne seraient que des images qui se joueraient sur une scène de théâtre qui n’existe que pour nous. Si nous affirmons que tout ce que nous percevons est une construction neurologique, alors logiquement toutes les expériences, même scientifiques, qui visent à comprendre et à déchiffrer le réel ne seraient à leur tour que des pièces de théâtre qui n’auraient de valeur réellement scientifique, car rien de ce qui se trouverait à l’extérieur ne serait connu. Or la conscience nous met immédiatement dans une position où nous avons accès au sens des choses, et accès à l’autre. Et puisque c’est uniquement par elle que nous connaissons, il faut plutôt se concentrer à expliquer comment nous sortons de nous-mêmes et quel est le sens de tout ce que nous pouvons concevoir, et pas s’affairer à vouloir démontrer que tout cela n’est qu’une illusion. Nous nous trouvons dans le devoir concevoir la conscience comme autre chose qu’un simple jeu de connexions neuronales, c’est-à-dire comme un processus strictement physiologique – donc physique – puisqu’elle est de toute évidence autre chose que cela. Il semble que la conscience pénètre toutes choses, qu’elle soit absolument parlant la diversité de sens possibles, et que le Moi ne soit qu’une certaine perspective de ces sens. L’implication importantissime de ce qui vient d’être dit, c’est la liberté de l’esprit. Car c’est seulement alors que nous libérons l’esprit du joug du déterminisme neuroscientifique, que nous pouvons défendre la pensée comme liberté de la pensée et sa véritable capacité d’explorer l’existence et sa richesse de significations. C’est pourquoi nous estimons que le coach professionnel, même s’il peut s’enrichir des découvertes neuroscientifiques, notamment pour avoir une maîtrise accrue de la gestion des émotions, doit être un défenseur de la philosophie, de la liberté de la pensée et du pouvoir de la pensée. Le coaching, en fin de comptes, est fondé sur l’autonomie de l’individu et sur le pouvoir de remise en question et de réorganisation de ses croyances, bref, sur le pouvoir qu’à la pensée à lui donner le pouvoir d’agir.


Bibliographie

Descartes, R., 2001, Discours de la méthode, éd. Mozambook
Gabriel, M., 2017, Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, éd. Lattès, trad. Georges Sturm
Monod, J., 1970, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil
Schopenhauer, A., 2016, Le monde comme volonté et représentation, éd. Presses Universitaire de France, Paris, trad. A. Burdeau
 

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