Ricardo Alatorre
Article de recherche – première publication le 29/06/2017
Résumé
Au cours de la première partie de cette introduction à la théorie spinoziste des sentiments, nous avons survolé la philosophie de Spinoza ; nous avons eu l’occasion de nous intéresser à sa conception panthéiste du monde, à son éthique de la joie et nous avons finalement dépeint le tableau des sentiments humains. Au sein de cette deuxième partie de l’introduction à la théorie spinoziste des sentiments, nous nous intéresserons a la légitimité contemporaine de cette même théorie, en présentant les travaux du neurologue américain Antonio R. Damasio tels qu’ils sont exposé dans son livre Spinoza avait raison.
Mots-clés : Damasio, Spinoza, Sentiments, Plaisir, Douleur, éthique
Abstract
In the first part of this introduction to Spinoza’s theory of sentiments, we overflew Spinoza’s philosophy. We had the opportunity to emphasize on his pantheistic conception of the world, his ethic of joy and we finally painted the picture of human sentiments. In the second part of this introduction, we will focus on the theory’s contemporary legitimacy, mainly while presenting Damasio’s work as he exposes it in his book, Looking for Spinoza.
Keywords : Damasio, Spinoza, Sentiments, Pleasure, Pain, Ethic
Introduction
Dans cet article nous nous intéresserons à la légitimité scientifique actuelle de la théorie spinoziste des sentiments. Plus précisément, il sera question d’étudier le propos du neurologue Antonio R. Damasio dans son livre Spinoza avait raison, où il tâche de montrer comment les neurosciences d’aujourd’hui semblent confirmer, en leurs propres termes, les mêmes thèses que le philosophe Spinoza avait avancées quelques siècles auparavant au sujet des sentiments par le moyen d’une enquête rationnelle portant sur l’être du monde. Il faut souligner que c’est seulement la théorie spinoziste des sentiments qui se trouve vérifiée dans Spinoza avait raison, plutôt que sa philosophie de la nature et sa métaphysique, mais l’imbrication de la théorie spinoziste des sentiments dans un cadre de réflexion plus large fait que des concepts métaphysiques tels que celui de conatus se trouvent aussi corroborés par les avancées des neurosciences d’aujourd’hui.
Au cours de la première partie de cette introduction à la théorie spinoziste des sentiments, nous avons survolé la philosophie de Spinoza ; nous avons eu l’occasion de nous intéresser à sa conception panthéiste du monde, à son éthique de la joie dépourvue de mauvaise conscience, et nous avons finalement dépeint le tableau des sentiments humains, qui, aux yeux du philosophe sont tous dérivés de deux sentiments majeurs : la tristesse et la joie. Le choix du mot sentiment, d’ailleurs, a été choisi en vertu de la distinction qu’A. Damasio établit entre émotion et sentiment, puisque Spinoza nomme affect ce que nous désignons ici par sentiment. Au sein de cette deuxième partie de l’introduction à la théorie spinoziste des sentiments, nous nous intéresserons de plus près à cette distinction entre émotions et sentiments, cheval de bataille du neurologue américain et clé de voûte du rapprochement opéré entre la théorie contemporaine des sentiments et celle de Spinoza. Force est donc de commencer par un compte-rendu du propos d’A. Damasio dans Spinoza avait raison, d’exposer les grandes lignes de son travail et de d’expliquer quelque peu son vocabulaire. Ce sera ensuite à travers la distinction émotion/sentiment que nous pourrons établir le parallèle entre ses thèses et la philosophie spinoziste, en tâchant bien sûr de faire un développement portant sur les autres similitudes entre les deux théories.
Spinoza avait raison
Antonio R. Damasio publie en 2003 le livre Spinoza avait raison. Le cerveau de la tristesse, de la joie et des émotions. Dans cet ouvrage, il est question de l’origine physiologique des sentiments, c’est-à-dire de leur origine corporelle. Le corps, bien entendu, inclut aussi et surtout le cerveau.
La thèse principale de ce livre veut que les émotions et les sentiments soient des processus homéostatiques, c’est-à-dire des processus biologiques par le moyen desquels un organisme cherche à préserver l’équilibre chimique propice pour sa conservation. Emotions et sentiments sont donc conçus comme des mécanismes régulateurs de la vie. Une partie de cette affirmation paraît tout à fait évidente, puisqu’il est facile de concevoir que le fait que l’expérience d’une certaine émotion soit cohérente par rapport à des circonstances données permet de s’adapter et de réagir de manière pertinente à une situation, et donc dans beaucoup de cas la survie. C’est en ce sens que la peur peut nous sauver en nous faisant réagir de manière adaptée au danger présent, car la peur nous rend plus alertes et l’état de concentration qui en découle peut nous rendre plus efficaces et habiles. L’expérience de la tristesse face à la perte d’un proche peut nous rappeler la valeur de la vie, nous poussant à la préserver, à la valoriser davantage. Toutefois une autre implication de cette affirmation est un peu moins évidente, celle qui consiste à dire que les émotions et les sentiments sont les prolongations de processus métaboliques, et donc strictement biologiques, du corps. Nous définissions le métabolisme comme l’ensemble de réactions internes d’un être vivant. Affirmer cela, c’est affirmer qu’il n’y a qu’une différence de degré entre nous les humains et les organismes les plus rudimentaires, et non pas une différence de qualité, en tous cas en termes d’émotions et de sentiments.
L’auteur illustre son propos avec de nombreux schémas. Dans celui que nous allons citer à présent, le processus de complexification des réactions homéostatiques prend la forme d’un arbre, qui représente par analogie ledit processus :
A travers ce schéma, nous voyons la continuité qu’il existe entre les réactions biologiques les plus élémentaires et les sentiments proprement dits, forme plus complexe de ce processus.
L’auteur avance cette thèse tout en développant sur les processus neurophysiologiques qui permettent d’aboutir à une émotion ou bien, plus loin, à un sentiment. Il nous faut donc à présent nous arrêter sur la distinction émotion/sentiment telle qu’elle a été conçue par A. Damasio. Pour l’instant, nous savons que le sentiment est la partie plus complexe du processus homéostatique, comme nous pouvons l’observer sur le schéma ci-dessus.
Émotions et sentiments
Émotions
Au début du deuxième chapitre de Spinoza avait raison, A. Damasio écrit : « le processus unifié et semble-t-il singulier de l’affect, que nous appelons couramment et indifféremment émotion ou sentiment, peut se décomposer en parties. (…) Dans cette perspective, j’appelle la première [partie] émotion et la seconde [partie] sentiment » (Damasio 2003, p. 32). Le processus dont parle ici l’auteur, c’est bien le processus homéostatique que nous avons évoqué plus haut. En tant que ces deux parties du processus de l’affect s’inscrivent dans un mécanisme biologique, les réactions d’approche et d’évitement d’un organisme face à un objet extérieur sont conçues comme étant à la l’origine de tout processus affectif, puisqu’elles constituent le principe dynamique du vivant. Ces deux types de réactions sont identifiés à la douleur et au plaisir et s’avèrent donc constituer, en tant que sentiments au sens large du mot, les éléments à la base de tout processus affectif. Plaisir et douleur sont des réactions organiques d’approche et d’évitement face à un certain objet, et il est sous-entendu ici que le plaisir peut être appelé plaisir bien avant qu’il soit ressenti comme tel. Les réactions d’approche et d’évitement, comportements de douleur et de plaisir, sont ce qui établit une continuité entre la partie la plus « simple » du processus homéostatique et sa partie la plus complexe : ils sont à la fois des réactions métaboliques et immunitaires non subjectives et le critère distinctif des différents sentiments éprouvés par les hommes.
« Longtemps avant que les êtres vivants ne possèdent quelque chose comme une intelligence créative, et même avant qu’ils aient un cerveau, tout se passe comme si la nature avait décidé que la vie était à la fois précieuse et précaire. Nous savons que la nature n’opère pas selon un dessein et ne prend pas de décision à la manière des artistes et des ingénieurs, mais cette image est évocatrice. De l’humble amibe aux êtres humains, tous les organismes vivants naissent munis de procédés conçus pour résoudre automatiquement, sans qu’il soit besoin de raisonner, les problèmes de base que pose la vie. Ce sont : trouver des sources d’énergie ; préserver un équilibre chimique intérieur qui soit compatible avec les processus de la vie ; se défendre contre les agents extérieurs que sont la maladie et les blessures physiques. Le mot « homéostasie » à lui seul l’ensemble de ces régulations et l’état de vie régulée qui en résulte. » (Damasio 2003, p. 34)
Les réactions d’approche et d’évitement sont automatiques et elles sont interprétées comme des formes de plaisir et de douleur, même s’il est évident que dans les cas les plus élémentaires ces réactions ne sont pas conscientes et ne sont donc pas effectivement éprouvées comme plaisir et comme douleur. C’est en partant de cette conception particulière du plaisir et de la douleur comme pouvant précéder, en tant que réactions automatiques, l’expérience subjective, que nous parviendrons à saisir la définition des émotions et ce qui les différencie des sentiments.
Il est admis qu’au niveau unicellulaire, la vie fait preuve de réactions automatiques d’approche et d’évitement ; ensuite – et nous pouvons l’observer sur le schéma de l’arbre – ce même type de réactions prennent forme de « comportements de douleur et de plaisir » à un niveau plus complexe. Nous touchons ici à un point essentiel du propos du neurologue américain : tout affect est engendré par une action, et non pas une action par un affect. Suivant cette logique, les émotions sont définies comme l’ensemble de réactions complexes d’un organisme vivant par rapport à son milieu. Les émotions sont des comportements du corps, des mouvements du corps. Parmi les émotions au sens étroit du terme, nous comptons la joie, la tristesse, la peur, l’orgueil, la honte et la sympathie, par exemple. Mais il n’est pas ici question de sentiments de joie, de peine, etc. : l’expression faciale et corporelle que nous interprétons comme étant le résultat de l’expérience subjective d’un affect est d’abord à comprendre comme un processus physiologique situé en deçà du sentiment.
Les émotions sont des expressions composées de plusieurs réactions régulatrices simples qui se font jour et agissent en vue d’un but commun à chaque instant. L’émotion renvoie à l’état d’être dans son ensemble, dépassant ainsi la simple expression du visage. L’émotion concerne des changements musculaires, viscéraux, aux niveaux d’organes tels que les intestins ou la vessie (relâchement de celle-ci dans l’expression de la peur), puis plus loin dans notre tendance à agir en général. Ces changements dans l’organisme s’effectuent à des niveaux inaccessibles à la conscience aussi bien qu’à des niveaux susceptibles d’être observés par elle, ce qui fait que nous ne parvenons à considérer qu’une partie des éléments qui composent une émotion, alors que les autres éléments, invisibles, peuvent jouer un rôle essentiel dans la perception que nous aurons à nommer plus loin par le terme de sentiment. Il est à remarquer que le terme d’émotion vient du latin motio, qui signifie « mouvement ». L’étymologie du mot traduit de manière assez frappante la signification réelle du terme, qui renvoie plus à un ensemble de mouvements strictement corporels plutôt qu’au ressenti proprement dit.
L’auteur de ce livre sur le cerveau de la tristesse, de la joie et des émotions signale qu’il y a un contre-sens habituel de la signification de l’émotion. Ce dernier évoque une tirade de Richard II de Shakespeare, dans laquelle le personnage parle de l’expression extérieure du sentiment éprouvé comme de l’ombre du sentiment ressenti dans son for intérieur. Mais l’objectif du neurologue dans Spinoza avait raison est justement de montrer que c’est justement le contraire qui a lieu, que le sentiment est l’ombre de l’émotion. Cela ne veut pas dire que le sentiment est moins important que l’émotion, ou moins complexe (nous avons vu qu’il comporte un plus haut degré de complexité), mais qu’il vient après et qu’il est moins ample en un sens. C’est ainsi que la grimace du visage apeuré n’est pas le produit de la peur ressentie, mais précède le sentiment de peur dans le temps et le provoque.
En matière d’émotions, nous lisons qu’il y a différents types d’émotions, un nouveau schéma venant illustrer le propos :
Il existe plus précisément trois types différents d’émotions. Les premières, émotions dites d’arrière-plan, concernent les réactions internes du corps qui échappent à notre conscience, constituant ainsi de mouvements de fond qui passent inaperçus mais qui sont tout de même identifiées au processus émotionnel au niveau des mécanismes cérébraux mis en marche. Ensuite viennent les émotions primaires, où nous trouvons à peu près la liste classique d’émotions telle que notre tradition occidentale les a discernées : songeons à Descartes et Aristote par exemple, philosophes qui ont théorisé les passions humaines et qui, à la manière des couleurs, les ont séparées en passions primaires ou passions résultant d’un mélange. Au nombre des passions élémentaires nous comptons généralement la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la tristesse et le bonheur.
Mais rappelons que l’intérêt du propos de Damasio est de corriger ces théories classiques des passions humaines. Avant lui, Spinoza avait fait la même chose, il avait conçu une théorie allant sensiblement dans le même sens que celle du neurologue américain. Ces deux intellects apportent une correction à la conception traditionnelle des passions humaines en les rattachant davantage aux mécanismes du vivant : ils mettent l’émotion, entendue comme mouvement, avant le sentiment, le corps avant l’esprit. En effet, Spinoza affirme que esprit et corps sont deux manière de concevoir une seule et même chose, mais vis-à-vis de la subjectivité humaine, le corps vient avant, puisque nous par la philosophie nous en venons à nous rendre compte que nous sommes, avant d’être libres, prisonniers de nos passions. Avant de connaître clairement et distinctement, nous sommes des corps qui ont des idées confuses sur les choses. C’est en ce sens donc que peur et colère sont d’abord des réactions spécifiques du corps, rattachées à des mécanismes régulateurs et que nous identifions par la suite aux sentiments de peur et de colère. En dernier lieu, il y a les émotions sociales, qui sont les émotions qui s’expriment vis-à-vis d’un autre membre de la communauté. La logique reste la même qu’avec les émotions primaires ; les émotions sociales montrent que la rencontre avec l’autre ne signifie pas tout à fait la rencontre purement spirituelle avec autrui, mais une interaction corporelle déterminée biologiquement – ce qui n’est pas sans complexité et sans intérêt. Les émotions sociales sont présentes chez la plupart des animaux. Nous remarquerons que les émotions sociales sont comme des émotions primaires mises en relation avec quelqu’un d’autre. Par exemple, le mépris envers autrui est rapporté à l’émotion primaire de dégoût. En outre, il faut rappeler que plaisir et douleur sont aussi à l’origine des émotions sociales, bien que d’une manière plus subtile, et que donc il n’existe pas de véritable rupture entre les trois types d’émotions.
En qualité de neurologue, Damasio se concentre sur les mécanismes cérébraux qui permettent le déclenchement d’une émotion. A travers le schéma suivant, nous aurons un résumé clair du processus de déclenchement d’une émotion, en partant de la perception de stimuli en provenance du monde extérieur ou du corps humain lui-même. L’étude de ce processus représente le comment spécifique à la question du pourquoi des émotions, émotions qui sont « le moyen naturel pour le cerveau et l’esprit d’évaluer l’environnement à l’intérieur et hors de l’organisme, et de répondre de façon adéquate et adaptée » (Damasio 2003, p. 59).
Au niveau 1 de ce schéma, nous avons le stimulus émotionnellement compétent. Ce terme désigne l’objet qui est à l’origine d’une émotion. Un stimulus émotionnellement compétent peut être extérieur ou intérieur à l’organisme. Ainsi la peur peut être provoquée aussi bien par une araignée réelle ou par la pensée ou souvenir de cette araignée. L’auteur dit que l’évolution a déterminé la majeur partie de ces stimuli, ce qui veut dire que nous héritons une partie de notre connaissance du monde, mais que ceux-ci peuvent être acquis par le contact avec l’environnement. Le niveau 2 concerne le déclenchement de l’émotion, ce qui renvoie à la partie du processus où une partie du cerveau interprète une situation, décide de quelle manière réagir et informe les parties du cerveau correspondantes. L’exécution au niveau 3 concernent l’envoi de signaux vers le reste du corps à afin d’exprimer l’émotion voulue. Finalement, l’état émotionnel désigne l’état du corps en tant qu’il exprime effectivement une émotion donnée. Il faut souligner que, le corps ayant changé, l’encartage du corps dans le cerveau change lui aussi ; l’état du cerveau n’est donc pas le même qu’au niveau 3.
Sentiments
Si nous nous plaçons au niveau 4 de ce schéma, nous pouvons concevoir le sentiment comme étant le niveau supérieur. Le sentiment constitue en effet l’idée du corps en tant que celui-ci se trouve dans un certain état, et englobe aussi le type de pensées que cet état suscite. Dans le sens inverse, l’état émotionnel constitue l’essence du sentiment (A.Damasio parle souvent de « sentiment d’émotion »). Bien qu’une distinction existe entre l’émotion et sentiment, il ne faut donc pas concevoir de rupture entre les deux, puisque le sentiment est l’idée que nous nous en faisons de l’émotion exprimée par le corps, notre manière consciente de la sentir.
Le sentiment est toujours conscient, mais seulement un certain sens. Le sentiment est conscient puisqu’il implique la pensée ; l’auteur écrit qu’il peut être appelé idée, perception ou pensée, comme si les trois termes étaient des synonymes. Cela s’explique par ceci que le sentiment est l’idée du corps, que cette idée est le fruit d’un ensemble d’informations parvenues jusqu’au cerveau, et que donc cette idée du corps est une perception d’un état donné du corps. Une idée est bien sûr une pensée, et nous voyons qu’en tant que la perception est associée ici à une sorte d’information (puisqu’elle est une interprétation cérébrale), elle est aussi de l’ordre de la pensé. Ces trois termes impliquent la conscience. C’est justement cette dimension consciente du sentiment qui fait que nous avons tendance à mettre le sentiment avant l’émotion, c’est-à-dire à le mettre avant l’expression corporelle propre à une émotion. C’est aussi cette dimension consciente du sentiment qui fait que nous avons tendance à séparer les sentiments de la réalité matérielle du corps, comme si ceux-ci nous venaient d’ailleurs, comme s’ils étaient purement spirituels et inexplicables. Il arrive que nous séparions le sentiment de ce qui est propre à la nature du corps-matière, qui, de la même façon que tous les autres corps, vivants ou inertes, ne peut pas sentir. Mais A. Damasio nous apprend que le sentiment est justement le corps qui se sent, et qui sent en tant qu’il est déjà investi dans une interaction avec le monde qui est de l’ordre de l’automatisme, ce qui ici signifie simplement que la décision de réaction est prise en dehors de la sphère de volonté et de rélfexion de la raison humaine. Le fait de sentir étant le produit d’une interprétation mentale, c’est-à-dire d’un processus de transmission et de réception de signaux entre le corps et le cerveau, le sentiment n’est en fin de comptes pas d’une autre nature que la pensée. Par conséquent, nous ne serons pas étonnés quand l’auteur fera remarquer que toutes les pensées ont une certaine portée émotionnelle, même si c’est à des niveaux infimes. Toute perception, toute interaction du corps avec le monde, constitue nécessairement un mouvement, et tout mouvement devient, à une échelle plus complexe, émotion et sentiment.
Toutefois, nous pouvons dire d’autre part que le sentiment a une dimension inconsciente, car l’idée du corps résultant d’un état émotionnel et qui constitue le sentiment n’est jamais qu’une idée plus ou moins confuse, plus ou moins parcellaire, de ce qui constitue son fond propre : l’état émotionnel. A travers l’expérience de la peur nous pouvons par exemple percevoir que notre vessie se relâche, si nous faisons attention, bien que cela ne constitue la perception principale au sein de l’expérience de la peur, mais il y a cependant des mouvements corporels qui échappent à notre conscience et qui participent pourtant pleinement de l’expression d’une émotion, qui sont à l’origine de l’expérience immédiate et quelque part inexplicable de ce que nous appelons un sentiment. Par conséquent, même si nous devons avoir recours à la conscience pour parler du sentiment, nous y introduisons aussi une dimension inconsciente, du fait de l’expérience vécue, vague et parcellaire, d’un état du corps. L’inconscience du sentiment renvoie vers ce qui est ressenti sans être toutefois perçu avec évidence et qui constitue le fond du sentiment. En neurologie, le sens interne du corps, notre capacité de percevoir notre milieu intérieur, est appelé le sens intéroceptif, et il a été rejeté par la neurologie pendant longtemps, avant d’être repris et étudié par A.D. Craig (Damasio 2003, p. 110). L’une des thèses les plus controversées qu’A. Damasio entend démontrer dans son livre, c’est celle qui veut que le sentiment soit, en tant qu’idée du corps, intimement lié aux parties du cerveau chargées de la perception et de l’action du corps. « Oui, les régions somatosensorielles sont bel et bien impliquées dans le processus du sentiment » (Ibid.).
Les sentiments incluent, au-delà de l’idée d’un état du corps, une modalité de la pensée. Celui qui est heureux a des pensées positives, qui ont tendance à renforcer son état de bonheur, tandis que celui qui est malheureux a des pensées négatives, qui le retiennent dans son malheur. Le type de pensées inhérentes à un sentiment donné, fait conscient du psychisme, sont le produit d’un état corporel échappant en partie à la conscience, état corporel fondé sur l’homéostasie, la quête organique d’un équilibre permettant la vie. C’est en ce sens qu’il est écrit que l’on pense heureux plus de ce que l’on pense le bonheur.
C’est la mémoire qui explique la relation de la pensée au sentiment entendu comme idée d’un état du corps. Un état émotionnel qui en vient à former un sentiment, suscite des idées qui sont liées à l’expérience passée du même état corporel. Des objets étrangers aux corps font partie des idées contenues dans un type de pensée particulier, cela est évident, mais seulement par association à un état corporel qui est conservé dans notre mémoire :
« La vue d’un paysage marin est objet émotionnelle compétent. L’état du corps qui résulte de la saisie de ce paysage marin est l’objet réellement originaire, lequel est ensuite perçu dans l’état de sentiment. » (Ibid. p. 95)
Alors que l’émotion peut avoir un stimulus émotionnellement compétent qui est extérieur au corps, le sentiment a pour objet originaire l’état du corps qui résulte de l’appréciation d’un objet émotionnellement compétent. L’objet originaire du sentiment est donc toujours interne. Du fait de cette intériorité des sentiments, il y a une possibilité pour l’organisme de modifier le contenu du sentiment lui-même, c’est-à-dire de faire évoluer le sentiment vers une autre nuance de sentiment, voire vers un sentiment opposé, chose impossible dans le cas de la perception d’un objet extérieur, puisque l’objet extérieur ne change pas parce qu’on le voit. Cela explique pourquoi nous pouvons passer de la joie vers une plus grande joie, sans que le contexte soit à l’origine de cette montée, ou bien de la joie à la tristesse par la seule entremise de la pensée. Et c’est sur ce point que nous pouvons observer comment la complexification du processus homéostatique en finit avec tout automatisme radical des processus de vie : par l’entremise des sentiments, c’est-à-dire d’idées d’états du corps que nous conservons dans notre mémoire, nous pouvons modifier l’état réel de notre corps.
Damasio et Spinoza
Dans la première partie de cette introduction à la théorie spinoziste des sentiments nous avons proposé un résumé de la philosophie spinoziste. Nous allons à présent, au cours de cette deuxième partie de l’article, souligner les points communs des deux théories sentiments ayant été présentées. Force est de remarquer que certains de ces points ne furent pas exposés dans le développement sur la philosophie de Spinoza, puisque ce dernier se concentra sur les points les plus essentiels d’un système philosophique riche et complexe.
Globalement, le parallèle essentiel existant entre la théorie scientifique d’A. Damasio et la théorie des sentiments de Spinoza réside dans le fait que dans les deux cas, tristesse et joie sont à l’origine de tous les autres sentiments. Chez A. Damasio nous parlons de réactions de plaisir et de douleur, mais il s’agit en réalité de la même chose : les réactions de plaisir et de douleur indiquent le rapport d’un organisme avec son milieu ; la réaction de plaisir indique l’existence de quelque chose de propice pour la vie, alors que la réaction de douleur indique le contraire. Joie et tristesse sont pour Spinoza, au sens strict du terme, les passages vers une plus grande et vers une plus petite perfection – ce qui renvoie vers cette notion d’équilibre du vivant par rapport à son milieu (interne ou externe), vers ce qui fomente la vie et ce qui la détruit. En tant que les réactions de plaisir et de douleur vont au-delà de l’être humain pour constituer un principe du vivant lui-même, nous retrouvons la dimension métaphysique de la joie et de la tristesse qui existe dans la pensée de Spinoza. Car la joie (et la tristesse), en tant que passages, existent d’une manière non subjective dans les autres corps.
La tendance des êtres vivants de tendre vers la joie est la même qui fait que les êtres vivants tendent, dans la vision d’A. Damasio, vers les sources d’énergie et endroits propices pour vivre; c’est donc la même sorte d’élan qui fait que le vivant cherche naturellement à reproduire les réactions de plaisir. Dans cette perspective, c’est l’homéostasie qui rend compte de tous les mécanismes employés pour parvenir à cette conservation et à cette quête de puissance de tous les organismes. Chez Spinoza, nous avons affaire au concept de conatus.
Conatus et homéostasie
Voici la définition du conatus : » chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Spinoza 1965, p. 142). Cette affirmation constitue la proposition VI du troisième livre de l’Ethique. Le concept de conatus est crucial dans la philosophie spinoziste, mais nous n’avons presque pas fait mention de lui auparavant. En effet, nous nous sommes concentrés sur le passage de la conception de Dieu vers l’éthique et ensuite vers la théorie des sentiments proprement dite. Le conatus est implicitement présent dans tout cela, il est une notion ontologique qui veut que ce qui est ne puisse pas, par définition, se supprimer en vertu de son essence propre, puisque ce serait là une contradiction. Il est ainsi ce qui explique que les êtres humains aspirent naturellement vers un plus de perfection, en s’efforçant de persévérer dans leur être. Nous pouvons objecter à cela que persévérer dans son être, ce n’est grandir en perfection, mais il ne faut pas oublier que toutes choses étant des affections de la substance, qui forme dans sa totalité ce que Spinoza nomme Dieu, toutes chose tend en son principe non seulement à rester telle qu’elle est mais aussi à atteindre la perfection suprême, la souveraineté d’un Dieu qui ne connaît plus de joie parce la joie est la montée en perfection et non pas la perfection atteinte.
Damasio ne cesse de comparer son concept d’homéostasie à celui de conatus. En effet, tous deux traduisent cet effort des êtres vivants de persévérer dans leur être, tout en cherchant à devenir plus forts, à avoir plus de bien être. Ainsi il est précisé dans Spinoza avait raison que le fonctionnement correct de l’organisme procure un être positif de bien-être et non pas un état neutre dépourvu d’affects.
Homéostasie et conatus sont des principes, c’est-à-dire des choses qui sont constatées dans tous les cas et sans lesquelles ce qui s’ensuit ne pourrait pas être, mais ils sont en même temps des découvertes, des choses peuvent être pas tout-à-fait évidentes. C’est la raison pour laquelle Spinoza part du concept de Dieu et non du conatus, et que Damasio présente l’homéostasie comme le résultat d’une recherche et d’une expérimentation scientifiques. Et c’est le désordre de l’expérience commune de la conscience humaine qui veut cela. En effet, la mort de tout ce qui vit rend malaisée la compréhension de la proposition selon laquelle tout s’efforce de persévérer dans son être, surtout que nous sommes familiers avec le concept de mort naturelle. Au sein du paradigme homéostatique, le même type d’affirmation doit s’affirmer, tout simplement, contre les autres conceptions des sentiments, puisqu’une notion telle que celle d’homéostasie est accompagnée de la vision suivant laquelle tout dans l’êtres vivants fait partie du processus homéostatique.
Au sein de ce processus du vivant, les réactions de plaisir correspondent à un mieux être et celles de douleur à un moindre bien-être. Nous allons à présent exposer en quoi A. Damasio se distingue de Spinoza dans son explication des mécanismes de ce processus, c’est-à-dire comment il explique qu’il en aille ainsi sans avoir recours à un concept de dieu et à des considérations métaphysiques.
Plaisir et douleur
En tant que neurologue, Damasio a recours au cerveau humain et à son fonctionnement plutôt qu’à Dieu. Il explique les réactions de plaisir et de douleur en tant qu’interprétations du cerveau adressées au corps. Etant donné que sa réflexion se passe de considérations réellement métaphysiques, et donc en dehors du temps, il a recours à un notion cruciale qui explique comment il en est ainsi, comment l’organisme sait et apprend ce qui pour lui est bon et mauvais : l’histoire entendue comme évolution. Le scientifique américain n’a de cesse de préciser que nos émotions et sentiments sont le produit d’une évolution, et que donc elle sont le fruit de l’apprentissage et du développement d’une forme de vie qui était forcément plus rudimentaire que la nôtre. En ce sens, A. Damasio se rapproche davantage de Nietzsche, philosophe qui introduit le sens historique dans un milieu de penseur par trop occupés de ce qui est en dehors du temps. Tout cela est la preuve que plaisir et douleur tels que nous les connaissons ne sont pas tout à fait la preuve d’une connexion avec le divin, mais bien d’un processus concret d’évolution d’une forme de vie en fonction de certaines circonstances – d’une réalité historique. En revanche, A. Damasio tient quand même de Spinoza en ce qu’il affirme que les réactions de plaisir et de douleur constituent, en tant que réactions, quelque chose de l’ordre de l’objectif et non pas du subjectif.
Conclusion
A travers cet article, rédigé en deux parties, nous avons exploré le parallèle existant entre la philosophie spinoziste, débouchant sur une théorie complexe mais ordonnées des sentiments humains, et les travaux en neurosciences du chercheur américain Antonio Damasio. Bien qu’il y ait encore maintes choses à développer, notamment en ce qui concerne le rôle de la mémoire au sein de l’appareil subjectif des affectes, d’une importance considérable chez Spinoza, comme chez Damasio, nous nous sentons ici satisfaits d’avoir proposé une introduction de ce sujet d’études. Nous devons signaler, en dernier lieu et en tant que nous écrivons tout ceci avec un esprit philosophique, que l’enjeu majeur de cette deuxième partie de l’introduction à la théorie spinoziste des sentiments, en montrant la légitimité du point de vue de la vérité scientifique contemporaine d’une pensée datant d’il y a plusieurs siècles, était celui de mettre en avant la pertinence de la philosophie dans la quête humaine, traversant les siècles, de la connaissance.
Références
Damasio A. (2003), Spinoza avait raison, Odile Jacob, trad. Jean-Luc Fidel
Spinoza B. (1965), L’Ethique, Garnier, trad. Charles Appuhn
Citer cet article
Alatorre R., « Introduction à la théorie spinoziste des sentiments (deuxième partie) », Revue Européenne de Coaching, 3, 06/2017
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