Théophile Laroussinie
Première publication le 20 décembre 2016, article de recherche
Résumé
Cet article entend faire le lien entre la place constatée de l’individu dans l’organisation aujourd’hui et les développements des théories de la rationalité et des organisations. Nous verrons que l’évolution de la place et de la figure de l’individu au sein de l’organisation est directement liée à l’évolution conjointe de ces deux théories. Les évolutions théoriques dans ces deux champs, de la même manière que l’évolution effective (ou tout du moins en termes normatifs) que nous constatons, nous font passer d’un individu passif dans une structure rigide à un individu qui est acteur et qui définit et redéfinit constamment l’organisation dont il est partie. Nous établirons une chronologie de ces évolutions à travers notamment les apports de Weber, Boudon, Simon et Friedberg.
Mots-clés : Sociologie, Rationalité, Organisation, Economie, Système, Action
Abstract
This article aims to establish a link between the developments in both theories of rationality and organisation and the individual’s importance in organisations as it can be observed today. We’ll see how the evolution of the aforementioned importance is directly connected to the joint evolution of those theories. Theoretical developments in those fields have evolved from a passive individual in a rigid structure to the figure of an actor constantly defining and redefining the organisation he is a part of. We’ll establish a chronology of these evolutions through the works of Weber, Boudon, Simon and Friedberg.
Keywords : Sociology, Organizations, Rationality, Economy, System, Action
INTRODUCTION
Nous tenterons dans cet article de faire le lien entre la place constatée et/ou voulue 1. Nous pouvons dire que les normes sociales concernant la place de l’individu dans l’organisation ont évolué. Aujourd’hui, ce qui est considéré comme souhaitable, c’est une organisation qui permette l’expression de la créativité de chacun, c’est à dire une organisation qui permette de lier vie professionnelle et épanouissement personnel. Ce constat ne signifie pas que c’est une réalité observable. De fait, cette évolution de la place de l’individu dans l’organisation s’inscrit dans une dynamique plus profonde et de plus long cours entrevue par Weber, Tocqueville et d’autres : l’individualisation et la rationalisation du monde social avec une part de plus en plus grande accordée aux libertés individuelles. de l’individu dans l’organisation aujourd’hui et les développements de la théorie de la rationalité et de la théorie des organisations. Nous verrons que l’évolution de la place et de la figure de l’individu au sein de l’organisation est directement liée à l’évolution conjointe de ces deux théories. Notons que les différents développements dans ces deux champs théoriques ont pour caractéristique d’accorder une importance de plus en plus grande à la figure individuelle.
Le but n’est pas ici d’établir une généalogie conjointe de la théorie et de la pratique. La quête de l’origine n’est pas notre propos 2. Cette question reste néanmoins centrale et décisive. Il est clair par exemple que dans une perspective marxiste, c’est la structure de production (infrastructure) qui détermine les modes de pensée (superstructure). Dans cette optique, si l’organisation de la pratique détermine la théorie, il est possible d’adopter une lecture qui fasse de la question de « l’individu au centre » un concept de soft power pour emporter l’adhésion. C’est d’ailleurs une des critiques fortes émise contre le mouvement des relations humaines qui ne faisaient qu’insister sur les bonnes relations au travail, sans prendre en compte les contraintes structurelles et hiérarchiques. Ce faisant, l’insistance sur les relations humaines a pu être vue comme une manière de faire accepter aux ouvriers leur condition de dominés. Cette critique porte moins quand les structures de production elles-mêmes sont altérées, comme elles tendent à l’être (voir notamment le développement de la RSE et l’article de Monlouis-Félicité dans ce même numéro). . Nous tentons de montrer leur imbrication complexe. Les changements pratiques s’accompagnent de nouvelles perspectives théoriques et vice-versa, une fois cet élément reconnu, nous pouvons faire ressortir les enjeux dont relèvent les orientations managériales, c’est-à-dire les règles du jeu à partir desquelles nous pouvons lire le monde social. Dans ce cas, il n’est pas question du monde social dans son ensemble mais des organisations, avec comme élément central et changeant la place qu’y occupent les individus.
La position de l’individu dans l’organisation est affaire de capacité d’action. L’individu agit-il ou ne fait-il que réagir ? Est-il acteur ou simple rouage ? La question de l’action peut être abordée à travers celle de la rationalité. Cette dernière a évolué en sciences sociales et cette évolution est balisée de plusieurs définitions relevant souvent d’une utilisation particulière par une discipline. L’économie a très tôt pris en main la question de l’action humaine en en rendant compte à travers un modèle théorique d’acteur que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Homo œconomicus. Ce modèle met en avant un acteur rationnel dans le sens étroit : son comportement est fondé sur des raisons objectives.
En sociologie et en psychologie sociale, Max Weber, Raymond Boudon et Herbert Simon entre autres proposent une définition plus étendue de la rationalité qui prend également en compte les raisons subjectives et psychologiques. Comme le montrent les travaux de Friedberg, Simon ou encore Crozier et Thoenig, la nature des raisons reconnues comme poussant à l’acte est décisive dans le cadre des organisations, d’abord parce que l’acteur est rationnel par rapport à une situation et non par rapport à un objectif prédéterminé, ensuite parce que ses actes ont autant à voir avec des calculs rationnels qu’avec des affects.
Ces différentes vues portées sur la question de la rationalité accompagnent celles portées sur les bonnes formes d’organisation. Qu’est-ce qu’une organisation efficace et sur quels critères se base-t-on ? Quinn et Rohrbaugh (1983) proposent une synthèse des différents travaux sur la question, ils distinguent trois modèles d’efficacité : Le modèle rationnel, le modèle naturel et le modèle systémique. Cette réflexion n’étant que théorique, Morin et Alii (1994) entreprennent de la préciser. Ils parleront non plus de modèles mais de dimensions. Ils distinguent quatre dimensions de la performance organisationnelle : La valeur des ressources humaines, l’efficience économique, la légitimité de l’organisation auprès de l’extérieur, la pérennité de l’organisation (de La Villarmois 2001).
Il est possible de distinguer une évolution des organisations vers une intégration de ces différentes dimensions. Ainsi, une perspective historique nous permet de mettre en avant l’emphase mise sur l’une, l’autre ou une combinaison de ces dimensions pour une période donnée. Cette emphase correspond généralement à un type d’organisation particulier et à une place particulière de l’individu dans l’organisation. Il convient donc d’intégrer ces différentes dimensions constatées à un cadre théorique pour rendre plus précis leur évolution historique.
La théorie des organisations a connu plusieurs étapes, elles sont résumées et présentées par Plane dans son court ouvrage Théorie des organisations (2015). Une typologie plus précise émerge de la confrontation de ces deux ensembles : un modèle classique de l’organisation, rationnel, objectif et centré sur la structure de production et la productivité ; un modèle social centré sur les relations individuelles et l’environnement affectif ; un modèle politique de l’organisation, centré sur les négociations entre les acteurs et l’environnement économique ; un modèle systémique, centré sur le système formé par l’acteur et la structure.
Après un retour sur la notion de rationalité, nous présenterons plus en détail ces différents modèles en tâchant de faire ressortir la place de l’individu. Nous verrons en quoi les différents développements qu’a connus la notion de rationalité permettent d’expliquer le modèle théorique et constaté.
LA RATIONALITÉ EN SCIENCES SOCIALES
Philosophie
Si la philosophie s’est intéressée dès les Grecs à la question de la raison, notre propos ici se limite à la question de la rationalité telle qu’elle s’est développée au XXe siècle autour de la problématique de son contenu et de son déploiement dans le registre de l’action. A quelles conditions une action peut-elle être dite rationnelle et sous quels critères ? C’est à ce type d’interrogation que répondent des auteurs comme Boudon, Simon ou encore Weber. Quant à la philosophie, Kistler (2005) cite Putnam : “existe-t-il une conception vraie de la rationalité […], même si nous, nous n’en avons jamais que des conceptions ? […] Le fait même que nous puissions parler de nos conceptions comme des conceptions différentes de la rationalité suggère l’existence d’un Grenzbegriff, un concept-limite de la vérité idéale”. (p. 21)
Notons que les réflexions de Putnam sur la question, si elles paraissent rejeter la possibilité d’une théorie de la rationalité, sont de fait assez proches de celles qu’a pu mener Boudon. La possibilité d’une théorie de la rationalité voit le jour une fois que rationalité et idéal sont déliés. Ainsi, le second dans La Rationalité évoque le problème du relativisme, apparemment inhérent à la question de la rationalité, en remplaçant la définition large qui stipule qu’est rationnelle toute action s’appuyant sur des raisons, quelles qu’elles soient, par une définition “intermédiaire” s’appuyant sur les bonnes raisons.
Néanmoins, et le problème est soulevé par Boudon, cette définition de la rationalité n’est que sémantique et ne peut pas être formelle. Nous rejoignons ici la critique de Putnam à l’établissement d’une telle théorie : ““Les gens m’ont attribué l’idée que nous pouvons raisonnablement imaginer des conditions qui soient simultanément idéales pour l’établissement de quelque vérité que ce soit, ou simultanément idéales pour répondre à quelque question que ce soit. Je n’ai jamais rien pensé de tel.” (RHF, p. Viii, trad. P. 10). A la fin, la réponse aux deux questions est négative. Il n’y a pas [pour Putnam] de théorie ni même idéale, de la rationalité, et il n’y a pas qu’une seule rationalité, ni même idéalement.” (Kistler 2005 cite putnam p. 22)
La question de l’unicité de la rationalité qu’il pose le rapproche encore une fois de Boudon, Weber ou encore Simon, trois auteurs qui distinguent différents types d’actions rationnelles. Nous reviendrons sur ce point dans la partie suivante sur la notion de rationalité en économie, en sociologie et en psychologie.
Economie, Psychologie et Sociologie
Si en sciences sociales on trouve des conceptions qui réfutent la raison au profit d’un conditionnement social ou d’une aliénation (respectivement certaines parties des traditions culturalistes et marxistes), Boudon note que les classiques que sont Durkheim et Weber présentent une subtile balance entre hétéronomie et autonomie. L’individu est contraint culturellement, biologiquement et psychologiquement, mais il est également « doté de la capacité de choisir et de juger » (Boudon 2011 p. 19). Quant à l’économie orthodoxe, elle rend centrale la figure d’un individu objectivement rationnel.
Nous tenterons de faire ressortir ce que ces auteurs ou disciplines entendent par rationalité. Nous commencerons par les liens qui existent entre approche compréhensive et cette dernière, tels qu’ils peuvent être tirés de la lecture de Georg Simmel et de Max Weber. Nous montrerons que l’économie orthodoxe a privilégié une partie seulement des considérations de ce dernier auteur pour aboutir à une rationalité objective. Enfin, nous verrons les tentatives réussies de Boudon et Simon (entre autres) pour réhabiliter les autres dimensions de la rationalité telles qu’elles sont présentes chez Weber et élargir la notion.
Compréhension et rationalité
Si la réalité sociale n’existe qu’à travers des processus mentaux (les symboles et les représentations collectives), la vie sociale ne peut être expliquée et comprise sans que nous ayons accès à ces représentations. Celles-ci n’étant pas visibles et observables, il y a deux stratégies en sociologie pour y accéder. Une première école holiste tente de montrer les régularités sociales. La seconde, la sociologie compréhensive, tente de reconstruire les “états mentaux” 3. Puisque la notion d’état mental a été longuement discutée au cours du XXe siècle, il nous semble nécessaire d’apporter ici une précision. Simmel s’inscrit dans la lignée de Wilhelm Dilthey pour qui ces derniers sont inatteignables puisque fondamentalement subjectifs. Ce que dit Simmel, c’est qu’il est possible de reconstituer l’état mental d’un individu (ensemble de dispositions) par analogie avec son propre moi. C’est la raison pour laquelle il parle de compréhension. , c’est-à-dire ce qui constitue les motivations. Il faut faire des hypothèses sur le motif des comportements d’autrui par analogie avec notre propre moi.
La notion de rationalité s’inscrit en Sociologie dans le cadre d’une démarche qui vise à comprendre les acteurs en reconstituant les raisons qui les poussent à agir et croire. C’est ce que nous avons appelé plus haut sociologie compréhensive. Elle peut être opposée à une démarche plus systématique qui repose sur des lois (les démarches holistes de Durkheim, Comte, etc.). 4. Si ce type de distinction épistémologique est utile et permet de baliser une discipline, le lecteur notera qu’elle n’est qu’une typologie faite a priori. Les pensées des différents auteurs présentés sont complexes et surement pas unilatérales. Il y a chez Durkheim notamment toute une pensée sur l’individualisation qui peut aboutir par évolution logique à une société où l’individu est l’acteur principal et où les déterminants sont créés non pas par une structure mais par les interactions auxquelles il prend part. Il existe de fait une réelle filiation entre Durkheim et des sociologies plus proches de l’individu comme celle de Goffman.
Pour Simmel, l’explication en sciences sociales repose donc sur la compréhension que nous pouvons avoir des motivations des acteurs. La compréhension repose sur ce qu’il appelle l’anticipation par projection. Ce terme de projection peut être rapproché de celui d’empathie. En tant que sociologue, nous devons recomposer les motifs de l’acte en nous basant sur une psychologie conventionnelle. Simmel distingue quatre démarches d’interprétation, c’est-à-dire de compréhension par projection :
- Comprendre parce que le comportement renvoie à une vérité logique, on comprend que quelqu’un dise que 2+2=4 parce que 2+2 égale, en effet, 4.
- Comprendre les comportements irrationnels parce qu’ils sont récurrents et qu’on peut en faire l’expérience nous même.
- Comprendre les comportements parce qu’ils sont des régularités empiriques observées.
- Comprendre les comportements parce qu’ils correspondent à des normes sociales.
Nous remarquons qu’il n’est pas fait état chez Simmel d’une quelconque rationalité. C’est en fait Weber qui introduit l’idée de rationalité en poussant le raisonnement de Simmel sur les possibilités de compréhension. Weber distingue quatre manières de déterminer l’agir social, c’est-à-dire de comprendre l’action, selon qu’elle soit :
- Rationnelle par rapport à un but (Rationalité instrumentale)
- Rationnelle par rapport à des valeurs (Rationalité axiologique)
- Affective
- Traditionnelle
A ce stade, nous pouvons proposer une première définition de ce que signifie le terme “rationnelle” tel que nous l’utilisons dans la liste ci-haut, et Weber nous en donne l’occasion. Si un acteur rationnel est un acteur qui cherche à agir en conformité avec une valeur ou un but, une action rationnelle est une action qui est en cohérence avec la poursuite de ce but ou l’adhésion à cette valeur, ou les deux.
Les actions affectives et les actions traditionnelles renvoient quant à elles aux démarches 2, 3 et 4 de Simmel : nous comprenons que sous le coup de la colère une personne en frappe une autre, bien que cet acte ne soit ni rationnel en valeur (la personne est pacifiste), ni rationnel en finalité (elle essayait d’obtenir une faveur). Les actions traditionnelles se comprennent par rapport à un système culturel particulier. Si la norme sociale d’une société chrétienne est d’aller à la messe le dimanche, nous comprenons qu’une personne aille à la messe bien qu’elle ne soit pas croyante et qu’elle ait mieux à faire ce jour-là.
Notons que chez Weber, ces types d’action ne correspondent pas à l’exercice par l’individu de sa rationalité. La rationalité correspond à deux types d’actes, ceux qui sont orientés vers des valeurs, c’est la rationalité axiologique, et ceux qui sont orientés vers des fins, c’est la rationalité instrumentale.
Rationalité économique
L’économie orthodoxe s’appuie sur la tradition utilitariste qui repose sur six postulats (Boudon 2012) :
- P1 (postulat de l’individualisme), on considère l’individu comme unité fondamentale du monde social.
- P2 (postulat de la compréhension), on considère comme Simmel qu’il est possible de comprendre par analogie.
- P3 (postulat de la rationalité), on considère que les individus sont rationnels.
Ces trois premiers postulats sont également ceux d’une sociologie compréhensive. La théorie économique y ajoutera :
- P4 (postulat du conséquentialisme), c’est-à-dire que le sens de l’action d’un individu réside dans les conséquences de cette action (ce qui implique qu’il puisse calculer ces conséquences) ;
- P5 (postulat de l’égoïsme), qui stipule que parmi les conséquences, ce sont celles qui le concernent que l’individu prendra en compte en priorité.
- P6 (postulat du calcul coût-avantage) qui stipule que l’individu entend maximiser ses avantages et agira en conséquence.
P4, P5 et P6 peuvent être vus comme une spécification de P3, c’est-à-dire comme une réduction de l’idée d’un individu rationnel. De fait, l’usage commun de la notion de rationalité en économie provient directement de Weber, avec une nuance toutefois, elle est restreinte à la poursuite des intérêts individuels (Demeulenaere 2004 5. L’auteur indique que la réduction de la rationalité à la poursuite d’intérêts peut, à travers Weber, remonter à Hume, qui distingue motivations et choix des moyens : « Au contraire [d’un motif d’action qui ne relève pas de la description d’un état de fait], le choix des moyens permettant d’atteindre ces buts relève bien du domaine de compétence de la raison, car il correspond à une description factuelle de l’expérience. L’idée sous-jacente à cette caractérisation est que la raison n’a qu’un seul domaine de pertinence : la description des états de fait » (p. 203). Or, les buts de l’action sont précisément des intérêts. ), c’est-à-dire à la rationalité instrumentale (Voir Edgeworth cité par Sen 1997 p. 317 : “The first principle of Economics is that every agent is actuated only by self-interest”). De fait, la figure de l’homo œconomicus est celle d’un individu qui (1) dispose d’une information parfaite ; (2) recherche les solutions optimales ; et (3) dont les préférences sont connues, stables, cohérentes et hiérarchisées (Friedberg 1992 p. 357).
Rationalité limitée et rationalité ordinaire
Sen (1997) note plus loin que ce même Edgeworth, chantre de l’homo œconomicus, “was quite aware that this so-called first principle of Economics was not a particularly realistic one.” (p. 317). En effet, il considérait l’homme du XIXe siècle comme un “impure egoist, a mixed utilitarian” (Ibid.). 6. Sur ce point, Edgeworth n’a rien d’un original. Voir notamment Demeulenaere 2004 : « Mill comme Pareto savent pertinemment qu’on ne rencontre jamais dans la réalité concrète un acteur qui ne serait mû que par le motif de la poursuite de richesses : ils considèrent toutefois tous deux que, d’un côté, ce motif prédomine dans le secteur de la vie économique […] et, d’autre part, qu’il est possible de construire un modèle cohérent ignorant délibérément cette réalité de la pluralité des motifs dans la vie concrète. » p. 202 Si la plupart des économistes orthodoxes (c’est-à-dire qui acceptent les postulats de l’utilitarisme) savent qu’en effet l’homo œconomicus est un modèle, ils ont pour la plupart tous passé leur vie à lire la réalité sociale à partir de ce même modèle.
La critique de Sen ne porte finalement pas sur le modèle en lui-même mais sur le fait qu’en l’érigeant en modèle comportemental dominant, l’économie tend à lire toute action à partir de l’intérêt. De fait, si ce modèle à une force interprétative particulièrement forte, Sen note bien que c’est parce qu’il permet d’expliquer à peu près toute action a priori, une fois le modèle pris en compte (Sen 1997 p. 321).
L’analyse économique est donc centrée sur une conception de la rationalité dans la continuité de Weber, à la nuance près que c’est de rationalité instrumentale uniquement dont nous parlons ici. Sen remarque d’ailleurs plus loin dans son article “Rational Fools: A Critique of the Behavioral Foundations of Economic Theory” que cette conception égoïste de l’individu et les modèles d’analyse qui en découlent constituent l’approche dite du “choix rationnel” :
This approach of definitional egoism sometimes goes under the name of rational choice, and it involves nothing other than internal consistency. A person’s choices are considered « rational » in this approach if and only if these choices can all be explained in terms of some preference relation consistent with the revealed preference definition, that is, if all his choices can be explained as the choosing of « most preferred » alternatives with respect to a postulated preference relation. (Sen 1997 p. 323) 7. Traduction approximative : Cette approche de l’égoïsme définitionnel prend parfois le nom d’Approche du choix rationnel, elle n’implique rien de moins qu’une consistance interne. Les choix d’un individu sont considérés « rationnels » dans cette approche si et seulement si tous ces choix peuvent être expliqués en termes de relation de préférence, et ce d’une manière cohérente avec la définition stricte de préférence économique. C’est à dire que tous ses choix sont expliqués comme l’adoption des alternatives « préférées » en cohérence avec la relation de préférence décrite plus haut.
Il existe beaucoup de critiques de l’économie orthodoxe, elles sont notamment axées sur la modélisation, le marché, etc., mais également sur la question de l’étendue de la notion de rationalité (comme celle de Sen), et c’est ce qui nous intéresse ici. Dans cette optique, nous parlerons principalement des critiques de Herbert Simon et de Raymond Boudon, d’abord parce qu’elles sont étroitement liées à la question de l’organisation, ensuite parce qu’elles proposent un élargissement à partir de la rationalité économique en opérant une relecture de Weber.
La critique de Herbert Simon
Simon développe une critique du modèle économique de la rationalité en le remplaçant par ce qu’il appelle bounded rationality (la rationalité limitée), dans l’optique de permettre une meilleure explication des conduites individuelles dans le cadre d’une organisation (nous reviendrons sur ce point dans la partie Rationalité Limitée : Modèle Social et Politique). Il porte sa critique sur les présupposés de l’approche du choix rationnel qui sont au nombre de trois (voir pour plus de détail la partie Rationalité Économique) : Information parfaite ; Maîtrise des conséquences ; Préférences claires et stables.
Information parfaite – Il discerne deux limites à cela, une limite objective et une limite épistémologique. L’information dépend de la position de l’acteur dans la structure, c’est en fait la question de l’accès à l’information reformulée en termes de pouvoir. De plus, une information n’est jamais neutre, elle est toujours construite. Dès lors, une information pure et parfaite est impossible.
Maîtrise des conséquences – A cette prémisse Simon oppose une limite claire : nos structures cognitives (notre cerveau) ne nous permettent pas d’optimiser, elles se contentent la plupart du temps de “solutions satisfaisantes”. Friedberg note ceci à propos de cette critique de Simon : “Dans la réalité, un décideur procédera donc tout autrement. Au lieu du raisonnement synoptique impossible, il mettra en œuvre un raisonnement séquentiel. A partir d’une idée plus ou moins précise sur ce que serait une solution acceptable […]. Il arrêtera sa quête de solutions possibles à la première solution que lui permet d’atteindre son niveau d’aspiration et qu’il jugera de ce fait satisfaisante, donc rationnelle pour lui”. (Friedberg 2011 p. 18)
Préférences claires et stables – Notons d’abord la partie que nous avons soulignée dans la citation ci-haut. Friedberg parle d’une idée plus ou moins précise. De même, Simon précise que les préférences sont la plupart du temps issues de l’action et pas l’inverse. Pour lui, la décision est une séquence d’actions dans laquelle l’acteur découvre ses préférences. 8. Il fait notamment référence à Festinger, dont les travaux sur la dissonance cognitive montrent bien que la décision est une recherche constante d’équilibre dans le but de maintenir une concordance cognitive. Cette position est également tout à fait équivalente à celle de John Dewey, voir sur ce point l’article de Portocallis, (2016), « Corps, Travail et Bonheur » de ce même numéro.
A partir de ces critiques, Simon propose d’opter non pas pour un modèle de rationalité omnisciente et objective, mais pour celui d’une rationalité limitée, c’est-à-dire qui prenne en compte les différentes limites notées ci-dessus pour appréhender l’action humaine et les décisions individuelles.
La critique de Raymond Boudon
La critique de Raymond Boudon porte moins sur la théorie économique de la rationalité en elle-même avec une remise en cause de ses prémisses que sur le relativement faible espace d’analyse qu’elle offre en ne prenant en compte que les comportements rationnels en vue d’une fin. La version moderne de la conception utilitariste est la Théorie du Choix Rationnel (TCR) (voir la sous-partie Rationalité Économique). Pour Boudon (2012), cette théorie, à l’image de l’ensemble des travaux qu’elle sous-tend, propose des explications satisfaisantes mais reste donc limitée. Il identifie trois classes de phénomènes dont elle ne peut pas rendre compte.
- « Les phénomènes caractérisés par le fait que le comportement des individus s’appuie sur des croyances représentationnelles non-triviales » ;
- « ceux qui se caractérisent par le fait que le comportement des individus s’appuie sur des croyances prescriptives non conséquentialistes » ;
- « ceux qui mettent en jeu des comportements individuels dont il est contraire au bon sens de supposer qu’ils puissent être dictés par une attitude égoïste » (Boudon 2012 pp 47-49)
La première classe renvoie par exemple au comportement rituel, nous ne pouvons dans ce cas pas penser en termes utilitaristes puisque le profit éventuel est relatif à une croyance dont la TCR ne nous dit rien. La seconde renvoie aux jugements moraux. On réprouve, nous dit Boudon, un plagiaire « même lorsqu’il ne nuit à personne et contribue à la notoriété du plagié » (Boudon 2012 p. 49). La troisième classe renvoie à des comportements comme la condamnation d’un acte étudié dans l’histoire ou la littérature (celui des Thénardier envers Cosette par exemple) qui n’a aucune influence sur nous.
Plus simplement, Boudon nous dit que la TCR « n’a pas grand-chose à nous dire ni sur les sentiments moraux ni généralement sur les phénomènes d’opinion » (Boudon 2012 p. 49) C’est-à-dire qu’elle n’est pas à même de rendre compte de comportements non-intéressés.
Pour résumer ce propos, la TCR a l’avantage d’offrir aux sciences sociales un outil solide et scientifique pour rendre compte des choix individuels : quels moyens choisir en vue d’une fin. A ce titre, cette théorie permet d’échapper à un cadre plus général d’analyse (qu’on appelle la tradition holiste) en proposant un maillage du monde social – et des actions qui le composent – plus systématique.
Néanmoins, et comme nous l’avons évoqué, le monde social ne se compose pas uniquement d’actions. Il y est également question de représentations. Or, et c’est tout le problème d’une théorie qui se veut générale, la TCR ne permet pas de rendre compte « des préférences, des objectifs, des représentations, des valeurs et des opinions de l’individu. » (Boudon 2012 p. 50) En effet, et le label est évocateur, c’est d’une rationalité purement instrumentale, qui ne traite que des moyens, dont il est question ici. 9. On peut d’ailleurs résumer cela à une position philosophique sur la raison elle-même. Elle est notamment formulée par David Hume: « Reason is, and ought only to be, the slave of passion ». Ainsi, commente Boudon, « Les fins s’expliquent par des causes a-rationnelles [les passions], la raison ne pouvant rendre compte que des moyens [mis en œuvre pour assouvir ces passions] ». (Boudon 1992 p. 52) Or, ce monde des représentations est tout aussi important puisqu’il a trait aux fins.
Pour remédier aux limites de la TCR tout en conservant ses qualités formelles et son efficacité – si ce n’est prédictive – explicative, Boudon propose d’y substituer ce qu’il appelle la théorie de la rationalité ordinaire (TRO).
Selon cette dernière, “est rationnel tout comportement dont on peut fournir une explication de forme ‘X avait de bonnes raisons de faire Y, car…’ sans risquer la protestation et sans avoir soi-même le sentiment d’émettre un énoncé incongru”. (Boudon 1992)
Cette définition est une définition sémantique et non formelle. Elle repose sur ce qui vient après le ‘car’, ce dernier mettant en avant la cohérence entre Y et ce qui va suivre. Nous retrouvons d’une certaine manière la typologie de Weber, bien qu’élargie.
Cette proposition ouvre donc la porte à différents types de rationalité, selon la nature de ce qui suit “car”. Boudon reprend donc la typologie de Weber mais en l’étendant, et propose la typologie suivante :
- Rationalité utilitaire,
- Rationalité téléologique,
- Rationalité axiologique,
- Rationalité traditionnelle,
- Rationalité cognitive et psychologique.
Ce que nous dit Boudon, c’est que la rationalité doit être considérée en prenant en compte la relation entre le cadre social et cognitif et l’action. C’est la raison pour laquelle une perspective comme celle de Lévy-Bruhl, qui parle de mentalité primitive, est incorrecte. L’adhésion de l’individu à ce qu’il appelle des croyances primitives est en fait tout à fait rationnelle si l’on considère le cadre social dans lequel évolue l’individu. A partir de là, l’enjeu est de déceler cette rationalité chez les individus pour pouvoir expliquer « non seulement les moyens qu’[ils] empruntent, mais leurs objectifs et leurs croyances : leurs croyances positives, mais aussi leurs croyances normatives ». (Boudon 2012 p. 9)
Selon lui, il y a une rationalité objective qui est recouverte par la définition étroite de l’économie et une rationalité subjective plus large, qui rend compte d’actions logiques par rapport à des croyances, systèmes de valeurs, etc., ce qui correspond aux actes traditionnels et axiologiques. Nous pouvons rendre compte de l’adhésion aux croyances de la même façon, c’est la rationalité cognitive. Enfin, il reconnaît une rationalité psychologique qui rend compte des actions ou sentiments motivés par un affect particulier.
Ferrière et Martin (2011) ont proposé une revue du corpus présenté ci-haut et des discussions autour de la notion de rationalité. Ils mettent en avant trois points qui feront office de conclusion partielle :
- La définition étroite de la rationalité en économie est analogue à la rationalité instrumentale (Weber) ou Utilitaire (Boudon). Weber y ajoute une rationalité en valeur, la rationalité axiologique : “Une action peut être rationnelle si ce comportement résulte d’une adhésion forte à un système de valeurs donné” (Ferrière et Martin 2011 p. 4)
- “La question de la rationalité […]est un sujet majeur de division [entre conceptions étroites et étendues] tout en étant le vecteur potentiel de l’unification des sciences sociales” (Ferrière et Martin p. 4)
- Les définitions vont de l’économie et sa conception étroite à la sociologie et sa conception étendue. Comme nous l’avons vu avec Boudon plus haut, ce n’est pas satisfaisant et il faut ajouter un niveau intermédiaire qui prenne en compte rationalité instrumentale et axiologique. Ce niveau intermédiaire de la rationalité permet de rendre compte des actes comme de l’adhésion aux croyances.
La question est désormais la suivante, comment la conception de l’individu modèle l’organisation et vice-versa. Nous verrons qu’une définition étroite va de pair avec une organisation orientée uniquement vers des objectifs venant du haut, reléguant l’agent à un rôle passif et instrumental. Suite à une série d’enquêtes, qui a relevé l’importance de facteurs émotionnels et affectifs pour la motivation et la productivité des individus, s’est développé un modèle d’organisation mettant en avant les relations humaines. L’organisation est un ensemble d’interactions qui façonnent chacun et composent un environnement plus ou moins favorable au bien-être et à la productivité. Ce mouvement des relations humaines ne pose néanmoins pas la question de l’agent en tant qu’acteur. Comme dans les organisations plus scientifiques du travail, la motivation est suscitée par un stimuli extérieur.
L’apport principal de Simon puis celui de Friedberg est de noter justement que la conduite de l’agent dans l’organisation n’est pas que passive et stimulée par l’environnement. Elle est le fruit de l’interaction entre l’organisation et l’individu. Nous ne pouvons dès lors pas comprendre les conduites sans prendre en compte la rationalité de l’acteur, puisque celle-ci nous permet de rendre compte des motivations de ce dernier.
RATIONALITÉ ET MODÈLE ORGANISATIONNEL
Le modèle classique et le modèle social : l’individu n’est pas acteur mais exécutant
Un modèle classique fondé sur l’efficience économique et structurelle – Plane (2013) distingue quatre grands auteurs qui composent l’école classique de la théorie des organisations, Taylor, Ford, Fayol et Weber.
Le modèle d’organisation développé par Taylor met au centre un principe de rationalité scientifique : il érige une science du travail qui vise à améliorer la productivité. Plane note que ce type d’organisation fait une distinction stricte entre mains et cerveaux, les individus ne sont que des exécutants.
Si Ford développe ensuite un modèle d’organisation fondé sur un principe de rationalité scientifique comme l’a fait Taylor, il apporte une vision plus globale en y intégrant la nécessité d’une hausse du pouvoir d’achat des ouvriers pour stimuler leur consommation.
L’organisation prônée par Fayol se fait, à l’inverse de Taylor, à partir d’une autorité unique (le dirigeant), celle-ci associée à une vision. Les ouvriers peuvent agir en relative autonomie tant que la direction est cohérente et stricte.
Weber contribue à la théorie des organisations en développant une réflexion sur la bureaucratie administrative. Puisque la bureaucratisation de l’économie est inévitable dans une société capitaliste (par la massification et le développement des administrations), il faut établir des principes de fonctionnement. Ceux-ci doivent être – dit Weber – rationnels et fondés sur une autorité à caractère légal-rationnel, c’est-à-dire une autorité reposant sur des règles et des procédures acceptées et reconnues par les individus concernés.
Nous noterons ici que l’école classique propose une vision par le haut de l’organisation. L’individu n’y est pas acteur, il répond à une structure pensée scientifiquement ou rationnellement (Weber adopte peut-être une position plus nuancée puisqu’une autorité à caractère légal-rationnel suppose la nécessité de l’adhésion des individus, s’il est considéré comme classique, il est juste de le mettre de côté à ce niveau-là).
Les trois premières, donc, sont celles que pointe Friedberg dans ce passage où il montre la prégnance d’une conception économique de l’individu : “Avec le postulat de l’homo œconomicus, les comportements humains devenaient en effet parfaitement prévisibles, chaque agent étant à tout moment censé répondre de façon stéréotypée et quasi mécanique aux changements de conditions physiques de son environnement en recherchant la maximisation de ses gains.” (Friedberg 2011 p. 15)
Ces constructions théoriques ont néanmoins été démenties par des expériences de terrain qui ont montré l’importance des affects dans la productivité. La productivité augmente en même temps que le moral (le bien-être) des agents. Ce que nous dit cette expérience et ce qu’en conclut Friedberg, c’est qu’une analyse purement mécanique qui ne se concentre que sur les comportements de maximisation ne permet pas de rendre compte de variations basées sur autre chose qu’un calcul rationnel au sens économique du terme. Les comportements laissés dans l’ombre sont les comportements motivés par les affects et autres sentiments.
A la suite de ces expériences est né un courant de recherche particulier aux organisations : le mouvement des relations humaines.
Un modèle social où l’individu reste néanmoins passif – Une première avancée dans la question de la place de l’individu est le fait de Mayo et du mouvement des Relations Humaines qui critique les concepts organisationnels de Taylor. A partir d’une expérience aujourd’hui célèbre qui pris place dans l’usine General Electrics de Hawthorne en 1927, Mayo montre que le fait de montrer de l’attention aux relations humaines améliore la productivité de l’usine (Plane 2013). De fait, ajoute Plane, les travaux de Mayo sont suivis d’une plus grande attention aux dynamiques de groupe au sein de l’entreprise. Les relations interpersonnelles ont un effet sur la productivité et le bien-être. La question de la rationalité ne se pose néanmoins toujours pas.
Deux critiques sont possibles : la première est que l’école des relations humaines tend à nier les effets de structure en ramenant tout problème à des critères psychologiques et affectifs 10. Voir notamment l’article de Portocallis, (2016), « Corps, Travail et Bonheur » dans ce même numéro. . La seconde, plus forte, est que l’individu reste passif. Il ne fait que répondre à une organisation particulière, c’est-à-dire au bon traitement de la part de ses collègues, dans le but de rendre plus efficace l’organisation. Nous restons dans une définition de l’efficacité centrée sur l’efficience économique, tout en prenant en compte le facteur humain, au même titre finalement que Ford plus tôt. Friedberg note par ailleurs que l’individu y “reste prisonnier de la vision taylorienne d’un individu au travail passif, répondant de façon stéréotypée aux stimuli auxquels on le soumet. Aux stimulis économiques, il avait simplement ajouté des stimulis affectifs”. (Friedberg 2011, p. 16)
Le modèle politique qui fait de l’individu un acteur
L’ouverture de la focale vers l’individu ouvre néanmoins la voie à d’autres auteurs qui entameront une rupture vers un modèle plus politique qu’uniquement social qui prend en compte l’individu en tant qu’acteur. Plane (2015) situe ici Simon et Lindblom. A l’inverse des théories classiques, Simon fait de l’individu un acteur de la décision dans l’organisation, néanmoins, sa rationalité est limitée et influencée par son environnement. La décision prise par l’acteur ne consiste pas en une optimisation ou une maximisation, elle consiste à atteindre un niveau minimum de satisfaction (voir partie La critique de Herbert Simon).
En plus d’être réactif, l’individu au travail élabore des projets. Il est également “capable d’analyser la situation et de choisir des comportements en fonction de ce qui fait sens pour lui, c’est à dire correspond à ce qu’il conçoit comme son intérêt”. (Friedberg 2011 p. 16) Nous retrouvons ici une conception étendue de la rationalité. L’individu avec Simon élabore une réponse particulière en fonction de ce qu’il conçoit comme son intérêt, en fonction de ses propres projets.
En complément de Simon, Lindblom rend compte d’un modèle politique de la décision dans l’organisation : les décisions sont prises par les acteurs sur le modèle de Simon à la nuance près qu’ils sont confrontés à la négociation constante. Ils redéfinissent donc constamment leurs objectifs et leurs préférences.
Ce modèle politique néglige néanmoins les questions d’appartenance au sein des organisations en offrant une vision éclatée d’une organisation comme espace politique où cohabitent des individus irrémédiablement différents.
Le modèle systémique qui intègre l’acteur et la structure
De la lecture de Simon, Friedberg prolonge le lien établi entre organisation et rationalité : “les difficultés et conflits organisationnels trouvent leur origine dans une congruence insuffisante entre ces besoins [psychologiques et physiologiques] et les opportunités et contraintes imposées par les structures organisationnelles traitées les unes et les autres comme des variables indépendantes” (Friedberg 1992 p. 356). Ici, Friedberg montre l’importance de ces besoins dans le bon fonctionnement de l’entreprise. Le problème étant qu’avec une conception uniquement utilitariste de l’individu, les besoins autres qu’économiques ne sont pas pris en compte. C’est plus ou moins la conclusion du mouvement des Relations Humaines. Friedberg va donc plus loin. Si Simon avait d’une certaine manière intégrée les effets de structures en prenant en compte la question de l’accès à l’information, Friedberg avec et à la suite de Crozier et Thoenig 11. Voir Crozier 1977, L’acteur et le système, Seuil, ou encore Crozier et Thoenig 1975, “La régulation des systèmes organisés complexes”, Revue Française de Sociologie, Vol 16, 1, pp 3-32 intègre pleinement l’acteur dans la structure pour prendre en compte ce que Crozier appelle un Système d’action complexe.
Pour comprendre la décision individuelle dans l’organisation, il ne faut donc pas se reposer sur un paradigme comportemental économique (c’est ce que disait Simon). Deux directions sont à suivre : L’analyse du système d’action complexe et celle des préférences des décideurs.
L’analyse du système – C’est l’analyse de “la structuration de l’espace d’action dont les caractéristiques matérielles et techniques, les règles, les procédures, les équilibres de pouvoir et les systèmes d’alliances conditionnent la perception et, partant, la rationalité des décideurs”. (Friedberg 2011 p. 19)
Une chose à retenir ici : l’importance donnée à l’étude du système, donc à la limite environnementale de la rationalité. Elle est conditionnée par la structure de l’espace d’action. De cette manière, nous pouvons expliquer le comportement d’un acteur en fonction de normes elles-mêmes conditionnées par un espace donné. Par exemple, on observe le développement de codes d’honneur rigides dans des sociétés qui ne reposent pas sur un système juridique fort, où l’état n’a pas le monopole de la violence.
Dans la littérature spécifique aux questions d’organisation, une corrélation a été établie, nous dit Friedberg, entre le “champ décisionnel” et la décision elle-même, c’est-à-dire que les processus de décisions particuliers à l’organisation influent sur les décisions prisent en limitant plus ou moins la rationalité de l’acteur (par exemple, l’émergence des entreprises smart mettant en avant l’initiative personnelle est un type d’organisation particulier qui aboutit à des résultats particuliers). La structuration du champ conditionne donc “la perception du ou des problèmes par les acteurs, […] l’émergence des solutions possibles et enfin leur rencontre et leur stabilisation dans une décision de choix” (Friedberg 2011, p. 19).
Les préférences des décideurs – Nous ne nous tournons pas vers le processus de décision mais vers “les préférences des décideurs qui sous-tendent et génèrent leurs niveaux d’aspiration” (Friedberg 2011 p. 19).
Le fait que l’individu soit actif, le fait qu’il fasse un choix, suppose qu’il ait à trancher entre plusieurs options et, potentiellement, qu’il hésite. Choisir l’une de ces options (passer à l’acte) signifie qu’elle est préférée aux autres. Néanmoins, Friedberg note (en s’appuyant sur Festinger) que l’individu entrera nécessairement en “dissonance postdécisionnelle” (Friedberg 2011 p. 20), il va devoir argumenter son choix pour réduire cette dissonance.
De fait, une fois que la décision est prise, toute information contradictoire “sera écartée, évitée ou bloquée” (Friedberg 2011 p. 20) (C’est ce que Kahneman appelle le biais de confirmation).
Friedberg note donc l’apport de Festinger : “Devant une dissonance, on peut soit changer ses valeurs, soit les situations, soit les comportements.” (Friedberg 2011, p. 20) Comportements et valeurs ne prévalent pas l’un sur l’autre, ils doivent être accordés, rendus consonants. 12. Si Friedberg parle de “changer ses valeurs, soit les situations, soit les comportements.” Festinger ajoute que la dissonance cognitive est réduite par les acteurs via des stratégies mentales, qui peuvent prendre la forme de biais de confirmation, ou au contraire d’activités de synthèse des différentes positions, etc. (voir plus loin sur le biais de confirmation et la dissonance postdécisionnelle) Ce point étant soulevé, nous pouvons en conclure que “les préférences et les buts […] et les valeurs des acteurs ne sont pas figés, mais se découvrent et se modifient au contraire dans et par l’action” (Friedberg 2011, p. 21).
Or, comme nous l’avons vu plus haut, cette action prend place dans une structure particulière, qui module donc non seulement les comportements mais également les valeurs des individus. Ceci étant dit, l’activité de l’acteur s’en trouve apparemment réduite. Nous pouvons répondre néanmoins à cela, puisque le caractère actif de l’individu se trouve justement dans la prise de décision, c’est-à-dire dans la conciliation entre valeurs et comportements.
Friedberg reformule son propos à travers ces trois effets – relevés par Raymond Boudon – dont la conduite humaine est le produit : “Étant toujours le produit à la fois d’un effet de disposition, d’un effet de position et d’un effet de situation, celle-ci ne peut être pensée ni en dehors des cadres que les individus tirent de leur passé, ni surtout en dehors des contraintes et opportunités que fournit aux individus leur contexte d’action” (Friedberg 2011, p. 21).
CONCLUSION
Nous avons proposé une lecture, à partir de deux corpus théoriques, d’une réalité sociale : la place de l’individu dans l’organisation. Derrière les définitions de la rationalité et de l’organisation que nous avons présentées se cachent des enjeux forts qui ont à voir avec cette place, c’est-à-dire avec la définition que nous acceptons de l’individu.
Cette évolution que nous avons notée d’un individu passif ne faisant que répondre à des stimulis (économique ou affectif) à un acteur qui redéfinit constamment le système a directement à voir avec les évolutions qu’ont connues ces deux concepts. Ces évolutions correspondent à ce phénomène de plus grande ampleur qu’est l’individualisation du monde social et l’importance de plus en plus grande que revêt la figure de la personne. Ce phénomène a été noté par Durkheim, Weber et d’autres. Il se traduit aujourd’hui par le rôle central qu’occupe l’action dans le monde moderne et occidental, puisque c’est par l’action que l’individu se définit et s’actualise.
Cette évolution se traduit dans l’entreprise de la façon suivante : elle tend à être de plus en plus non pas une organisation mais un monde d’acteurs qui se coordonnent : les organisations sont de plus en plus des réseaux d’acteurs plutôt que des organisations. De fait, la structure est de plus en plus subordonnée à l’action individuelle, dans le sens où elle doit être un environnement propice à l’action – donc à la réalisation de soi (c’est à dire des valeurs etc. que chacun porte).
Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski identifie deux pans de la critique du capitalisme : la critique sociale et la critique artiste. Cette dernière dénonçant non pas les inégalités et la misère mais le désenchantement du monde qui résulte du développement capitaliste, la perte d’autonomie et de liberté liée à la bureaucratisation, etc. L’évolution formelle des organisations est a priori impulsée par cette critique. Boltanski montre notamment la différence entre le discours managérial des années 60 (fondé sur la hiérarchie et l’ordre) et le discours plus souple axé sur le réseau et la connectivité des années 90.
La première critique, sociale, n’est pour autant pas rendue obsolète par les conclusions que nous tirons. Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, ces changements organisationnels et ce recentrage vers l’individu tendent à être la norme. 13. Norme d’ailleurs institutionnalisée : ISO 26000 Chapitre 6, voir notamment Monlouis-Félicité, (2016), « La Stratégie en responsabilité sociétale, facteur de développement de la résilience des entreprises » dans ce même numéro. Ce qui ne signifie pas que c’est une réalité universellement constatée. Les différentes formes d’organisation et la place qu’y occupent les individus ont donc évolué, néanmoins, au-delà de cette répartition temporelle « verticale », il existe également ce que nous pourrions appeler une répartition sociale « horizontale » de ces différentes formes d’organisation. Nous n’avons pas connaissance d’études particulières mettant en avant cette répartition horizontale, il est néanmoins plus ou moins simple d’opérer ce recentrement vers l’individu pour des questions de modèle organisationnel et de gouvernance.
Références
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Boudon R. (1992) « Action. » in Boudon (dir.), Traité de sociologie. 1992, PUF
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Simon H. A. (1955) “A Behavioral Model of Rational Choice”, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 69, No. 1. (feb., 1955), pp. 99-118 (lien)
Villarmois (de La) O. (2001), « Le concept de performance et sa mesure: un état de l’art », Les cahiers de la recherche, CLAREE, CNRS, Avril 2001 (lien)
Sommaire
Introduction
1. La Rationalité en sciences sociales
1.1. Philosophie
1.2. Economie, Psychologie et Sociologie
1.2.1. Compréhension et rationalité
1.2.2. Rationalité Economique
1.2.3. Rationalité limitée et rationalité ordinaire
2. Rationalité et modèle organisationnel
2.1. Le modèle classique et le modèle social
2.2. Le modèle politique
2.3. Le modèle systémique
Conclusion
Citer cet article : Laroussinie T., « Les enjeux d’une redéfinition de la rationalité dans le cadre des organisations », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016